Big data et traçabilité numérique

Voilà bien un sujet qui me passionne : encore un ouvrage à lire

Big data et traçabilité numérique

Les sciences sociales face à la quantification massive des individus

Pierre-Michel Menger et Simon Paye (dir.) Conférences

Les traces numériques de l’activité des individus, des entreprises, des administrations, des réseaux sociaux sont devenues un gisement considérable. Comment ces données sont-elles prélevées, stockées, valorisées, et vendues ? Et que penser des algorithmes qui convertissent en outil de contrôle et de persuasion l’information sur les comportements, les actes de travail et les échanges ? Les big data sont-elles à notre service ou font-elles de nous les rouages consentants du capitalisme infor…
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Note de l’éditeur

Cet ouvrage a été réalisé avec la chaîne d’édition structurée XML-TEI Métopes développée par le pôle Document numérique de la Maison de la recherche en sciences humaines (MRSH) de l’université Caen-Normandie.

  • Éditeur : Collège de France
  • Collection : Conférences
  • Lieu d’édition : Paris
  • Année d’édition : 2017
  • Publication sur OpenEdition Books : 23 octobre 2017
  • EAN (Édition imprimée) : 9782722604667
  • EAN électronique : 9782722604674
  • DOI : 10.4000/books.cdf.4987
  • Nombre de pages : 218 p.
  • Sommaire
  • Présentation
  • Auteur(s)

Pierre-Michel Menger Introduction

I. Cheminements des big data : technologies, marchés, échanges

Franck Cochoy et Jean-Sébastien Vayre Les big data à l’assaut du marché des dispositifs marchands : une mise en perspective historique Bernard E. Harcourt Gouverner, échanger, sécuriser

Les big data et la production du savoir numérique

Guillaume Tiffon La contribution des internautes aux big data : un travail ?

II. Big data et configurations sociales en mouvement

Éric Dagiral et Sylvain Parasie La « science des données » à la conquête des mondes sociaux : ce que le « Big Data » doit aux épistémologies locales David Pontille et Didier Torny Infrastructures de données bibliométriques et marché de l’évaluation scientifique Jérôme Denis et Samuel Goëta Les facettes de l’Open Data : émergence, fondements et travail en coulisses

III. Données numériques et outils de recherche en sciences sociales

Jean-Samuel Beuscart Des données du Web pour faire de la sociologie… du Web ? Dominique Boullier Pour des sciences sociales de troisième génération (SS3G)

Des traces numériques aux réplications

Simon Paye Postface

« Un travail de fourmi »

Table des matières

© Collège de France, 2017

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Antifragile de Nassim Nicholas Thaleb

J’ai lu ce résumé très succinct de l’opus de Thaleb, et ca m’a incité à acheter les 5 ouvrages de sa « saga »

Voici quelques phrases que j’ai retenues des 200 premières pages :

  • Les piétons meurent davantage sur les passages piétons que lorsqu’il n’y en a pas.
  • À Drachten, une ville des Pays-Bas, tous les panneaux de signalisation ont été enlevés. Résultat : une augmentation de la sécurité.
  • Il y a plus d’accidents d’avion depuis le pilotage automatique.
  • Les erreurs médicales aux États-Unis tuent 10x plus que les accidents de voiture aux États-Unis.
  • Jusqu’à l’avènement de la pénicilline, la médecine avait un bilan négatif. Au point qu’un patient augmentait ses risques de mourir dès qu’il consultait.
  • De nos jours, une personne meurt toutes les 7 secondes du diabète. Mais les bulletins d’information ne peuvent évoquer que les victimes d’ouragans, dont les maisons sont emportées par le vent »

Les cornes de Moïse. Faire entrer la Bible dans l’histoire.

Sur la recommandation de Philippe F., nous avons regardé hier la leçon inaugurale de la chaire « Milieux bibliques » de Thomas Römer au Collège de France intitulée « Les cornes de Moïse. Faire entrer la Bible dans l’histoire » prononcée en 2009. Je découvre à cette occasion que cette conférence est également disponible en version textuelle sur OpenEditions : le monde est encore plein de ressources 🙂 (je le recopie ci-dessous)


Résumé

Les progrès des méthodes littéraires et de l’archéologie ont conduit à mettre en question, la construction traditionnelle de la chronologie et de l’historiographie bibliques. Les maximalistes partent de l’idée qu’il faut simplement faire confiance au récit biblique. Cette position n’est scientifiquement pas tenable. Pour les minimalistes, tout commence seulement à l’époque achéménide, vers 400 avant notre ère, voire même encore plus tard à l’époque hellénistique. Ils font valoir que la Bible est une pure construction idéologique et que les premiers manuscrits datent précisément de cette époque. Mais le matériel et les traditions qui sont à l’origine de la Bible hébraïque sont antérieurs à l’époque perse.

Entrées d’index

Mots-clés :

Bible, histoire

Texte intégral

1Monsieur l’Administrateur,
Monsieur le Recteur de l’université de Lausanne,
Chers collègues, chers amis,
Mesdames et Messieurs,

2Tout bibliste qui se respecte est tenu de s’intéresser à la question des genres littéraires, qui fait partie des outils méthodologiques des recherches bibliques. Ainsi, pour préparer cette leçon que je vous présente ce soir avec beaucoup d’émoi, j’ai lu et étudié un nombre important de leçons inaugurales prononcées dans le cadre de cette illustre institution. J’ai alors compris qu’il existe bel et bien un genre littéraire « leçon inaugurale au Collège de France ». Ce genre comporte les éléments suivants : (a) remerciements aux professeurs du Collège qui ont décidé de créer la chaire en question et aux personnes qui ont marqué le cheminement scientifique du nouveau professeur ; (b) éloge des savants qui, au Collège de France et ailleurs, ont marqué la discipline ; (c) petit historique de la discipline ; (d) démonstration de son importance et de son actualité ; et (e), finalement, les grands thèmes de recherche qui seront développés dans le cadre du Collège. C’est pour moi un grand honneur de me soumettre à cet exercice. Mais, auparavant, j’aimerais introduire un autre élément avant de m’engager dans un long discours susceptible de fatiguer l’auditoire, à savoir la captatio.

Les cornes de Moïse

3Il m’a paru opportun d’ouvrir cette leçon par une des figures les plus importantes de la Bible hébraïque, celle de Moïse. Peu nous importe pour l’instant de savoir si Moïse a existé ou non ; ce qu’on peut affirmer, c’est que, sans lui, on n’aurait jamais eu de Bible. Il est à cet égard un vrai « fondateur ». Mais pourquoi dans de nombreuses représentations voit-on Moïse avec des cornes ?AgrandirOriginal (jpeg, 44k)

Figure 1. Statue de Moïse par Michel-Ange.

© Colette Briffard

4La réponse que l’on donne traditionnellement à cette question est que Jérôme, traducteur de la Bible en latin – qui deviendra plus tard la Vulgate – s’est trompé ou, pire, a voulu diaboliser la figure fondatrice du judaïsme. Mais cette explication est sans doute quelque peu simpliste, voire malveillante à l’égard de Jérôme. Le latin « et ignorabat quod cornuta esset facies sua » traduit l’hébreu « oumoshè lo yada ki qaran ‘or panaw » (Exode 34, 29) : « Moïse ne s’était pas aperçu que la peau de son visage était ‘qaran’ ». Presque toutes les traductions rendent la forme verbale qaran, que je n’ai pas traduite, par « rayonnant, resplendissant », comme l’avaient déjà fait les premiers traducteurs grecs. Cependant, cette racine, qui n’est attestée dans la Bible sous forme verbale que dans ce récit du livre de l’Exode, est apparemment liée à un substantif plus largement attesté, qèrèn, qui en hébreu biblique signifie en effet « corne ». Il semble donc que la traduction de Jérôme soit la bonne et qu’il faille la réhabiliter au détriment des versions grecque, syriaque et des interprétations juives et chrétiennes traditionnelles.

5Pour quelle raison le rédacteur du chapitre 34 du livre de l’Exode a-t-il pu avoir l’idée d’imaginer un Moïse cornu descendant du mont Sinaï ? Pour cela, il faut s’intéresser au contexte littéraire de cet épisode, qui est celui de la célèbre histoire du veau d’or. À cause de la longue absence de Moïse séjournant au sommet de la montagne de Dieu, les Israélites avaient décidé de se fabriquer un support pour rendre visible le dieu qui les avait fait sortir du pays d’Égypte, et ceci sous la forme d’un jeune taureau. Le taureau est dans le Levant une manière courante de représenter notamment les dieux de l’orage. En se construisant une image bovine de leur dieu Yahvé, les Hébreux contreviennent, selon cette narration, à une interdiction fondamentale du décalogue promulgué après leur arrivée au mont Sinaï, l’interdiction de la représentation du divin. C’est pour cette raison que Moïse à son retour détruit les tables de la loi et le veau d’or. Mais, ensuite, il remonte vers Yahvé pour obtenir le renouvellement du traité que Dieu avait auparavant conclu avec les Israélites. Lorsqu’il descend avec les nouvelles tables de la loi, les Israélites découvrent un Moïse cornu, sans que lui-même se soit rendu compte de cette transformation.

6Les cornes, dans l’iconographie du Proche-Orient ancien, sont une manière courante d’exprimer la force d’un dieu ou d’un roi qui le représente. Ainsi les cornes de Moïse expriment-elles une proximité inégalée entre Yahvé et Moïse. Cette proximité est d’ailleurs réaffirmée dans l’épitaphe du Pentateuque : « Plus jamais ne s’est levé en Israël un prophète comme Moïse, lui que Yahvé a connu face à face » (Deutéronome 34, 10). On peut encore aller un peu plus loin et se demander si Moïse a pris la place du veau d’or, du taureau dont les cornes constituent un trait caractéristique. D’une certaine façon, c’est en effet le cas puisque Moïse est le médiateur visible entre Yahvé et Israël. Il n’est certes pas la représentation du Dieu d’Israël, mais il demeure définitivement son meilleur représentant. Se trouve affirmé de cette manière le statut tout à fait particulier de Moïse, sans qui il n’y aurait jamais eu de judaïsme. Il faut donc réhabiliter les cornes de Moïse ; mais cette démarche doit nécessairement s’accompagner d’un effort herméneutique, car pour la plupart de nos contemporains un personnage doté de cornes évoque des associations négatives, pour ne pas dire diaboliques. Dès lors, on ne peut se contenter de traduire « la peau du visage de Moïse était devenue cornue » sans assortir cette traduction d’une explication sur le contexte socio-historique dans lequel est née l’idée d’un Moïse coiffé de cornes. L’enseignement et la compréhension de la Bible reposent tout d’abord sur une connaissance et une intelligence des milieux dans lesquels les différents textes de cette bibliothèque ont vu le jour.

Hommages

7Je suis heureux que l’Assemblée des professeurs du Collège de France ait jugé utile de créer à nouveau une chaire consacrée à la recherche sur la formation et la composition de la Bible hébraïque, de l’Ancien Testament en terminologie chrétienne. Et je suis profondément touché et ému de l’honneur qui m’a été fait de me voir confier cette chaire. Vous avez pris un certain risque en y nommant un Allemand qui a fait la plus grande partie de sa formation en Allemagne et toute sa carrière universitaire en Suisse, loin des circuits académiques prestigieux de la France, et je me demande avec crainte et tremblement si je serai à la hauteur de la tâche. Cette nomination, je la dois tout d’abord au professeur Jean-Marie Durand qui m’a sollicité alors que nous ne nous connaissions pas personnellement et qui a présenté ma candidature à l’Assemblée des Professeurs.

8Si mes travaux ont pu retenir son attention, c’est que j’ai eu un certain nombre de maîtres exceptionnels qui m’ont permis d’apprendre différentes méthodes et outils d’analyse pour comprendre et interpréter les textes de la Bible hébraïque. J’aimerais ce soir rendre hommage à trois d’entre eux : le professeur Rolf Rendtorff, de l’université de Heidelberg, dont le talent pédagogique et les questions iconoclastes m’ont donné l’envie de concentrer mes études sur l’hébreu et la Bible ; Mme le Professeur Françoise Smyth, de la Faculté de Théologie protestante de Paris, qui, dès mon arrivée à Paris comme boursier, m’a chargé d’enseigner l’hébreu. J’ai ainsi appris le français en comparant des grammaires d’hébreu biblique en langue allemande et en langue française. La rencontre avec Françoise Smyth a été décisive pour ma carrière. Parmi toutes les choses que j’ai apprises d’elle, tant sur le plan humain que sur le plan intellectuel, j’aimerais mentionner cette curiosité contagieuse d’explorer de nouvelles méthodes et d’aborder le texte biblique dans une perspective comparatiste qui ne se limite pas au seul Proche-Orient ancien. J’aimerais, ensuite, rendre hommage au professeur Albert de Pury, de l’Université de Genève, auprès de qui j’ai pu travailler comme assistant durant cinq ans. Sous sa direction, j’ai pu achever ma thèse de doctorat sur laquelle il n’était, au début, guère d’accord. Il m’a fait découvrir, parmi bien d’autres choses, une qualité rare qui, dans le monde académique, fait malheureusement souvent défaut : le respect des théories qui se trouvent en tension ou en contradiction avec celles que l’on défend soi-même, et le courage de mettre en question ses propres résultats de recherche. Dans les sciences humaines, il est exceptionnel de trouver des reconstructions ou des hypothèses qui soient entièrement « vraies » ou entièrement « fausses ». Au lieu de jeter l’anathème sur des théories contraires à nos idées, il faudrait plutôt essayer de comprendre sur la base de quelles observations celles-ci ont été élaborées. Et j’ai appris, au cours de ma carrière universitaire, que la combinaison de modèles qui d’abord semblent en tension l’un avec l’autre peut faire progresser la recherche.

9J’aimerais également remercier l’université de Lausanne et mes collègues de l’Institut romand des sciences bibliques qui m’ont fourni un cadre idéal, tant sur le plan matériel que sur le plan intellectuel, pour l’enseignement et pour la recherche, que je ne peux concevoir autrement qu’en interaction. Une recherche qui ne peut s’enseigner risque de devenir incommunicable et autiste ; un enseignement qui n’est pas fondé sur la recherche est dangereux, car il court le risque des approximations et de la démagogie.

La Bible au Collège de France

10Comme vous le savez, l’enseignement et la recherche concernant les textes bibliques ont une longue tradition à l’intérieur du Collège. Les chaires d’hébreu furent parmi les premières chaires fondées en 1530, et de nombreux savants occupant au Collège de France des chaires intitulées « Hébreu », « Hébreu et araméen », « Langues hébraïque, chaldaïque et syriaque », « Histoire ancienne de l’Orient sémitique », « Antiquités sémitiques », etc., ont marqué les recherches historiques concernant la Bible hébraïque et le Levant.

  • 1 Cet ouvrage vient d’être réédité avec une introduction fort intéressante de Pierre Gibert qui retra (…)

11Un des premiers savants du Collège, dont le nom restera gravé pour toujours dans l’histoire des sciences bibliques, fut cependant titulaire d’une chaire en médecine. Il s’agit de Jean Astruc (1684-1766), fils d’un pasteur protestant, reconverti au catholicisme. Médecin consultant du roi Louis XV, Astruc entre en 1731 au Collège royal, au titre de la thérapeutique générale. Si l’histoire de la médecine retient de lui surtout la démonstration de la réalité de la contagion de la peste, contestée par son maître Chirac, les sciences bibliques lui doivent l’invention de la théorie documentaire, c’est-à-dire de l’idée que la Torah ou le Pentateuque, la première partie de la Bible, n’est pas l’œuvre d’un seul auteur, mais qu’elle se compose de documents différents réunis par un ou plusieurs rédacteurs. En 1753 Astruc publie d’une manière anonyme les Conjectures sur les mémoires originaux dont il paroit que Moyse s’est servi pour composer le Livre de la Genèse1. Son but était apologétique : contre des savants, tel Spinoza et d’autres, il voulait prouver que, malgré le « désordre » apparent du Pentateuque, celui-ci était bel et bien l’œuvre de Moïse, qui aurait combiné deux mémoires de provenance différente ainsi que d’autres sources fragmentaires. Moïse en aurait construit un ensemble cohérent, mais des copistes ultérieurs auraient, par paresse, ignorance ou présomption, tout dérangé. Bien qu’Astruc ait perdu le combat en faveur de l’authenticité mosaïque de la Torah, il a pourtant offert à l’exégèse scientifique une méthode d’investigation diachronique dont celle-ci se sert encore aujourd’hui avec bonheur.

12Dès la fin du xviiie siècle se développa dans les universités de tradition protestante une approche dite « historico-critique » de la Bible, c’est-à-dire la volonté d’analyser la Bible avec les méthodes profanes de la philologie et de l’analyse littéraire et historique. La France, à l’exception de l’université de Strasbourg, s’est montrée sceptique, voire hostile face à un tel examen des textes bibliques. Une des rares exceptions fut Ernest Renan, qui fut nommé au Collège de France en 1862 et qui fit connaître l’exégèse scientifique de la Bible en France en y apportant ses propres contributions. Étant parfaitement au courant des travaux des grands biblistes de son époque (Abraham Kuenen, Julius Wellhausen) et en contact direct avec eux, Renan veut analyser les origines du judaïsme et du christianisme selon une approche strictement scientifique, ce qui lui causera bien des problèmes. Critiqué et vilipendé, Renan réussit à établir que la Bible hébraïque est le résultat d’une longue évolution et que le yahvisme exclusif qui est à l’origine du judaïsme ne se fait jour que dans les deux derniers siècles de la monarchie judéenne. Il affirme que l’on peut retracer les différentes étapes de la formation de la Bible grâce aux progrès des méthodes exégétiques. Dans la préface de son Histoire du peuple d’Israël, il insiste avec raison sur le fait que l’historien de la Bible ne peut se contenter de reproduire la chronologie des rédacteurs bibliques, mais qu’il doit prendre en compte la distance qui le sépare des textes qu’il étudie.

  • 2 Histoire du peuple d’Israël (1887), in Ernest Renan, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1953, v (…)

L’histoire est obligée de tirer le plus de vrai possible des indices dont elle dispose ; elle fait la besogne la plus niaise du monde en racontant des fables puériles sur le ton de la narration sérieuse2.

  • 3 Solomon Munk, Palestine. Description géographique, historique et archéologique, Paris, Firmin Didot (…)

13Après la révocation de Renan, le Collège fit appel à Solomon Munk qui, à cause de son appartenance religieuse, n’avait pas trouvé de poste universitaire en Prusse. Munk peut être considéré comme le fondateur des études juives en France ; bien que s’intéressant surtout à la philosophie religieuse judéo-arabe, il publia également un livre contenant une « description géographique et archéologique » de la Palestine3.

  • 4 Charles Clermont-Ganneau, La Stèle de Dhiban ou stèle de Mesa roi de Moab, 896 avant J. C. : Lettre (…)

14L’époque de Renan et de Munk fut aussi celle de la naissance de l’archéologie scientifique, de l’égyptologie et de l’assyriologie, dont les découvertes épigraphiques bouleversèrent la vision traditionnelle de la Bible hébraïque. La publication du récit du déluge contenu dans les tablettes de l’épopée de Gilgamesh fit éclater en Allemagne le « Babel-Bibel-Streit », conflit à l’issu duquel il était devenu évident que les auteurs des textes bibliques s’inspirent souvent des traditions et textes du Proche-Orient ancien qui les précèdent. Le récit biblique devait être confronté à la matérialité des découvertes archéologiques. Ce fut Charles Clermont-Ganneau, nommé au Collège de France en 1890 à une chaire d’« épigraphie et antiquités sémitiques », qui renouvela les sciences bibliques par ses missions archéologiques en Syrie-Palestine. Clermont-Ganneau fit progresser la topographie des sites mentionnés dans la Bible en exploitant des textes d’historiens et de géographes arabes, identifiant notamment la ville cananéenne de Guézer. Nous lui devons notamment le sauvetage de la stèle du roi moabite Mésha, qui relate un conflit militaire entre Moab et Israël dont parle également la Bible, quoique d’une manière assez différente4. Cette stèle découverte à Dhiban, l’ancienne capitale du royaume de Moab, mentionne notamment le nom propre du dieu national d’Israël, Yahvé, et fait preuve d’une théologie de l’histoire que l’on retrouve telle quelle dans certains récits de la Bible : une défaite militaire est expliquée par la colère du dieu national contre son propre peuple. Jusqu’à nos jours la stèle de Mésha est un des témoins les plus importants pour la reconstruction de l’histoire d’Israël au IXe siècle. Permettez-moi encore de rappeler que Charles Clermont-Ganneau a pu identifier deux importantes fraudes archéologiques, ce qui révèle, hélas, que les faux documents et objets sont aussi anciens que l’archéologie.

  • 5 Alfred Loisy, Études bibliques, Paris, Alphonse Picard et fils, 1903, 3ème éd., p. 27.

15Alfred Loisy, entrant au Collège de France, après son excommunication en 1909, orienta les sciences bibliques dans une perspective résolument comparatiste, en historien des religions. Affirmant que la critique biblique existe pour elle-même « et ne demande pas de permission pour être ; nulle puissance humaine ne peut empêcher que la Bible soit aux mains de nombreux savants qui l’étudient librement »5, il ajoute :

  • 6 Ibid., p. 26.

La question biblique devient la question religieuse en un sens beaucoup plus large qu’on ne l’a entendu jusqu’ici. […] Le rapport du monothéisme juif et chrétien avec les autres religions est infiniment plus complexe qu’on ne le supposait jadis6.

  • 7 Alfred Loisy, La Religion d’Israël, Paris, E. Nourry, 1933, 3ème éd.

16Loisy démontra, dans son ouvrage La Religion d’Israël7, que le Pentateuque n’est pas un document historique et que les traditions sur les Patriarches dans le livre de la Genèse sont des récits mythiques qui ne permettent pas de reconstruire une « époque patriarcale », comme on a continué à le faire durant un certain temps aux États-Unis et en Allemagne. L’approche comparatiste de Loisy fut poursuivie par Isidore Lévy et par Edouard Dhorme, qui, bien qu’occupant une chaire d’assyriologie, fut en même temps un éminent bibliste et à qui nous devons une des plus belles traductions de la Bible en français dans la collection de la Pléiade.

  • 8 André Dupont-Sommer, Les Écrits esséniens découverts près de la mer morte, Paris, Payot, 1953, 2ème(…)

17La découverte des manuscrits de Qumran à partir de 1947, auxquels s’ajoutèrent d’autres textes trouvés dans la région de la mer Morte, fut certainement l’événement le plus important de la recherche biblique au xxe siècle. Jusque-là, on n’avait presque aucune trace matérielle des manuscrits de la Bible hébraïque avant le Moyen Âge, alors que maintenant nous possédons, quoique de manière fragmentaire, des attestations de presque tous les livres qui la composent datant des deux derniers siècles avant l’ère chrétienne. Ces documents, dont certains divergent passablement de ce que deviendra le texte officiel, massorétique, confirment la grande diversité de la transmission textuelle des rouleaux qui formeront plus tard les trois parties du canon juif : Pentateuque, Prophètes et Écrits. L’importance des textes du désert de Juda fut mesurée immédiatement par André Dupont-Sommer, dont le premier cours au Collège de France en 1963 fut consacré aux manuscrits de la mer Morte. Dans ses travaux de traduction et d’interprétation, Dupont-Sommer fit ressortir la portée des écrits propres à la communauté de Qumran, qui nous éclairent sur le courant dit « essénien », sur le judaïsme à l’époque romaine et sur les origines du christianisme8.AgrandirOriginal (jpeg, 84k)

Figure 2. Les grottes du site de Qumran contenant les manuscrits.

© Michael Langlois

  • 9 André Caquot et al., Textes Ougaritiques. Mythes et légendes, vol. 1, Paris: Cerf, 1974.

18Un autre grand moment pour les études sémitiques et bibliques fut la découverte du site d’Ougarit-Ras Shamra en 1929. Grâce aux tablettes ougaritiques, on possédait pour la première fois des textes mythologiques mettant en scène des dieux : El, Baal et bien d’autres, dont la Bible mentionne les noms – pour Baal toujours dans des contextes polémiques – sans donner de renseignements précis sur les mythes et les rites associés à ces divinités du Levant. Les textes ougaritiques de la fin du deuxième millénaire décrivent Baal avec des fonctions et des titres qui sont appliqués à Yahvé dans des textes bibliques, ce qui confirme l’idée que le dieu d’Israël est, du point de vue de l’histoire des religions, un dieu de l’orage comme l’est Baal-Hadad, le dieu qui provoque la foudre et le tonnerre. Deux professeurs du Collège de France ont largement contribué à la découverte d’Ougarit : Claude Schaeffer sur le plan archéologique (il fut le premier directeur des fouilles de Ras Shamra) et André Caquot sur le plan textuel ; on lui doit la traduction française des grands textes mythologiques9, ainsi que des notes qui mettent en évidence les nombreux liens entre Ougarit et la Bible.

  • 10 Javier Teixidor, Le Judéo-christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2006.

19En dernier lieu, Javier Teixidor a mis l’accent sur les études araméennes et s’est récemment intéressé à Spinoza, un des fondateurs de l’analyse critique de la Bible10.

La Bible et l’histoire

  • 11 Pour le débat voir : Eilat Mazar, Preliminary Report on the City of David : Excavations 2005 at the (…)

20Ce trop bref survol a fait apparaître, je l’espère, que de nombreuses chaires du Collège de France n’ont pas seulement accompagné l’évolution et les progrès des sciences bibliques, mais qu’elles y ont largement contribué. En préparant ce petit historique, je me suis aperçu d’une curiosité : sauf erreur de ma part, la chaire que vous avez bien voulu me confier est la première chaire du Collège de France dans l’intitulé de laquelle le mot « Bible » apparaît explicitement. Comment expliquer ce phénomène ? Est-ce simplement le fruit du hasard ou la France académique aurait-elle un problème avec le terme de « Bible » ? L’évitement du mot « Bible » s’explique-t-il par l’idée que l’on pourrait, sur le plan scientifique, s’occuper de l’hébreu, de l’araméen, de l’épigraphie, des antiquités sémitiques, mais que la Bible et son intelligence resterait réservée aux synagogues et aux églises ? La Bible hébraïque est l’un des grands documents fondateurs de la civilisation dite judéo-chrétienne, en tout cas de la civilisation occidentale ; elle est également un élément important pour saisir la naissance de l’islam et de la civilisation musulmane. Comment comprendre l’histoire, la littérature, l’art pictural et musical, et aussi un certain nombre de conflits géopolitiques actuels sans connaissance approfondie des textes bibliques et de leurs significations ? Il ne fait aucun doute que la Bible continue à intéresser le public. La prétendue découverte récente du mur du palais de David par l’archéologue Eilat Mazar, contestée par d’autres spécialistes, n’a pas seulement tenu en haleine le public israélien, mais a connu des répercussions internationales11.AgrandirOriginal (jpeg, 132k)

Figure 3. Zone de fouilles dans la cité de David.

© Thomas Römer

21Rappelons aussi les nombreux articles consacrés à la Bible qui font régulièrement « la Une » des grands hebdomadaires ou mensuels. Mais lorsqu’on lit ces articles, on est souvent ahuri par la naïveté des journalistes et leur manque de connaissance sur ce sujet. Ainsi, un grand hebdomadaire, dont je tairai le nom, a présenté il y a quelques semaines une théorie sur l’origine du Pentateuque qui n’est plus retenue sous cette forme par la communauté scientifique depuis plusieurs décennies. En outre, l’affirmation « la Bible dit vrai » est un thème récurrent dans des publications de vulgarisation. On trouve régulièrement des explications fantaisistes, par exemple sur le fondement historique des récits des plaies d’Égypte et de l’exode (l’éruption du volcan de Santorin) ou des cornes de Moïse (il aurait eu une maladie cutanée), qui sont présentées dans les médias avec le plus grand sérieux. Pour parer à ces aberrations et pour l’intelligence de notre culture, une formation solide en Bible paraît plus que nécessaire, que cela soit au niveau scolaire, universitaire ou dans le domaine de la culture en général. Pour ce faire, on ne peut se contenter de résumer le contenu des grands récits bibliques ou de s’émerveiller devant la beauté de certains textes poétiques, la Bible doit être examinée dans une perspective historique. Je suis peu sensible aux sirènes de la postmodernité qui clament la fin de l’histoire ou qui chantent les merveilles des lectures subjectives ou synchroniques au détriment d’une recherche rigoureuse. Je reste convaincu que l’intelligence de la Bible passe par le travail de l’historien. Certes, le danger de la circularité est particulièrement grand car, pour reconstruire les contextes historiques dans lesquels les textes de la Bible hébraïque ont vu le jour, le document le plus important est la Bible elle-même ! Et on s’est contenté très longtemps d’une reprise savante de la chronologie des livres, de la Genèse jusqu’aux livres des Rois, en y ajoutant pour l’époque perse les livres d’Esdras et de Néhémie ; certes, on les a délestés de certains commentaires théologiques et des récits apparemment mythologiques ou qui font intervenir trop de miracles, mais on est resté assez confiant dans la chronologie biblique qui construit l’histoire d’Israël et de Juda selon le déroulement suivant : époque des Patriarches, époque de Moïse et de l’exode, époque de la conquête, des Juges, débuts de la royauté et du Royaume-Uni sous David et Salomon, histoire des deux royaumes d’Israël et de Juda jusqu’à leur disparation, exil babylonien, « restauration » à l’époque perse. De nombreux ouvrages traitant de l’histoire d’Israël, de style universitaire ou destinés à un public plus large, adoptent encore cette chronologie perpétuant ainsi une sorte de « catéchisme scientifique ».

De nouvelles visions sur les récits bibliques des origines

  • 12 Thomas Römer, « L’histoire des Patriarches et la légende de Moïse : une double origine ? », in D. D (…)

22Or, les progrès des méthodes littéraires et de l’archéologie ont conduit à mettre en question, sur le plan historique, la construction de ce qu’on peut appeler l’historiographie biblique. Je me contenterai de quelques exemples. L’histoire des Patriarches et celle de Moïse ne reflètent pas des événements de deux époques successives ; il s’agit de deux récits d’origine, qui d’abord se trouvaient en concurrence : d’une part la construction d’une identité à travers des généalogies et des figures d’ancêtres dans les récits des Patriarches, d’autre part un modèle identitaire qui ne repose pas sur le sang mais sur l’acceptation d’une loi, d’un contrat, dans la tradition mosaïque. L’arrangement chronologique de l’histoire des Patriarches comme prélude à celle de l’Exode est le résultat d’une volonté de combiner ces deux mythes d’origine différents12.

  • 13 Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’arché (…)

23L’installation des Israélites en Canaan n’est pas le résultat d’une conquête militaire comme la présente le livre de Josué. Les narrations contenues dans ce livre sont des reprises des textes de propagande militaire, notamment néo-assyrienne et néo-babylonienne. Des archéologues comme Israel Finkelstein et d’autres ont démontré que la naissance d’« Israël » n’est pas due à des invasions de groupes venant de l’extérieur. L’époque de transition entre l’âge du bronze récent et l’âge du fer se caractérise par une sorte de crise économique, qui se refléterait dans la diminution de la densité urbaine. Cela va de pair avec le mouvement de colonisation rurale, modeste il est vrai, des montagnes du centre de la Palestine. Ces implantations sont dues à un « exode » des couches basses de la population. En s’installant dans les montagnes, ces groupes cherchaient apparemment à se soustraire au joug des cités-États cananéennes. C’est dans ce déplacement d’une population cananéenne qu’il faut voir l’installation d’Israël. L’opposition entre Israël et Canaan n’est donc pas une donnée historique ni ethnique ; il s’agit d’une opposition théologique dont le but est de distinguer le peuple de Yahvé des autres habitants du Levant13.

24Le livre des Juges ne reflète pas une époque historique. Il s’agit d’une collection de légendes sur des figures héroïques provenant de différentes tribus israélites, collection que l’on a établie en plaçant ces récits dans une succession chronologique.

  • 14 A. G. Auld et M. Steiner, Jerusalem I. From the Bronze Age to the Maccabees (Cities of the Biblical (…)

25Quant au Royaume-Uni d’un Salomon qui aurait régné sur un empire s’étendant de l’Egypte jusqu’à l’Euphrate, il nous faut reconnaître que cette idée est une construction littéraire des auteurs de l’époque perse, dont le souhait fut de mettre toute la province de la Transeuphratène sous l’autorité d’un des rois fondateurs. David et Salomon, dont l’historicité n’est pas au-delà de toute interrogation (nous ne connaissons aucun document extrabiblique de la première partie du premier millénaire avant notre ère qui mentionne un roi Salomon), ont dû régner sur un territoire assez modeste. D’ailleurs, selon les dires des archéologues, Jérusalem ne devient, au premier millénaire, une ville importante qu’à partir du viiie siècle avant notre ère ; elle est en effet, en tant que capitale judéenne, mentionnée pour la première fois dans des documents extrabibliques dans les annales du roi assyrien Sennachérib, qui relatent le siège de Jérusalem en 70114.

  • 15 N. Na’aman et N. Lissovsky, « Kuntillet ‘Ajrud, Sacred Trees and the Asherah », Tel Aviv, 35, 2008, (…)

26La critique historique et les découvertes épigraphiques et archéologiques des dernières décennies convergent sur le fait qu’on ne peut, à l’époque de la royauté, parler de judaïsme pour décrire les systèmes religieux en Israël et en Juda. Les inscriptions de Khirbet el-Qom et de Kuntillet Ajrud ont confirmé que Yahvé n’était pas un dieu célibataire, mais associé à la déesse Ashérah, dont le site de Kuntillet Ajrud fut peut-être l’un des sanctuaires, comme l’ont suggéré tout récemment Nadav Na’aman et Nurit Lissovsky de l’université de Tel Aviv15.AgrandirOriginal (jpeg, 68k)

Figure 4. Le graffiti de Kuntillet Ajrud mentionnant Yahvé et son Ashérah.

Othmar Keel et Christoph Uehlinger, Göttinnen, Götter und Gottessymbole, Freiburg Herder, 1992, p. 241 (avec l’aimable autorisation des auteurs).

27Il est également plausible qu’il ait existé une statue de Yahvé dans les sanctuaires de Jérusalem et du Royaume d’Israël à l’époque royale. La conclusion du Psaume 17 : « Moi, avec justice, je contemplerai ta face ; je me rassasierai au réveil de ton image (temunah) » exprime apparemment le désir d’être admis devant la statue divine. L’interdiction des images dans le décalogue n’est donc pas une prescription ancienne, mais une idée formulée au plus tôt au vie siècle avant notre ère. La négation des indices en faveur de l’existence d’une statue de Yahvé est, me semble-t-il, souvent habitée par le souci (théologique) de distinguer Yahvé des divinités voisines. Une telle distinction existe en effet dans la Bible, mais elle est l’aboutissement d’un long chemin, et non une donnée originelle. Le même constat s’applique au « monothéisme biblique », qui ne se met en place qu’à l’époque perse, tout en intégrant une dose de polythéisme (un certain nombre de textes qui acceptent l’existence d’autres dieux ne sont pas censurés).

28Il nous faut donc repenser notre manière de reconstruire l’histoire d’Israël et de Juda, et notamment l’élaboration de la chronologie narrative de la première partie de la Bible hébraïque. Celle-ci n’est pas première ; elle est le résultat d’un effort théologique et éditorial de réunir, à l’intérieur d’une même bibliothèque, des traditions et des rouleaux d’époques diverses, véhiculant des idéologies différentes voire contradictoires. Pour illustrer un tel phénomène, permettez-moi d’évoquer un film qui a connu l’année dernière un certain succès et dont la banalité, si d’aventure vous l’avez vu, a dû vous effrayer. Il s’agit de Mamma Mia. Le fil narratif, donc la chronologie, de ce film, est clairement secondaire. Le seul but de l’intrigue est de permettre de regrouper et d’organiser un certain nombre de chansons du groupe suédois ABBA, qui à l’origine ne racontent pas une histoire continue et qui n’ont pas de liens thématiques entre elles. Il en va de même pour certaines « chronologies » bibliques.

Comment reconstruire une histoire d’Israël et de Juda ?

  • 16 Mario Liverani, Oltre la Bibbia : Storia antica di Israele, Roma, Editori Laterza, 2003 ; traductio (…)

29Comment écrire une histoire d’Israël et de Juda aux deuxième et premier millénaires avant notre ère ? Et quelle est la place de la Bible dans cette reconstruction? Une des dernières tentatives d’écrire une histoire de l’ancien Israël émane de Mario Liverani. Dans son livre, Oltre la Bibbia (dont la traduction française porte le titre quelque peu malheureux : La Bible et l’invention de l’histoire)16, il distingue deux parties : una storia normale, où il reconstruit en historien cette histoire, et una storia inventata, où il traite de l’invention des traditions fondatrices d’Israël, des Patriarches jusqu’au temple de Salomon, cherchant ainsi à mettre en évidence que les premiers livres de la Bible ne sont pas des documents historiques, mais ont plutôt une fonction identitaire.

  • 17 Cette datation majoritaire (G. Barkay et al., « The Challenges of Ketef Hinnom. Using Advanced Tech (…)

30Dans le débat souvent passionné sur l’histoire d’Israël et la datation des textes bibliques auxquels on a recours pour construire cette histoire, deux camps s’affrontent : les maximalistes et les minimalistes. Les maximalistes partent de l’idée qu’il faut simplement faire confiance au récit biblique, fiable dans ses grandes lignes. Cette position dont le fondement idéologique se trouve souvent dans la conviction que la valeur spirituelle ou la « Vérité » (avec un v majuscule) de la Bible dépend de sa véracité historique, n’est, nous l’avons vu, scientifiquement pas tenable. Pour les minimalistes, tout commence seulement à l’époque achéménide, vers 400 avant notre ère, voire même encore plus tard à l’époque hellénistique. Les partisans de ce point de vue font valoir que la Bible est une pure construction idéologique pour fonder le judaïsme entre le ive siècle et le iie siècle avant notre ère, et que les premiers manuscrits matériels de la Bible hébraïque (les manuscrits de la mer Morte) datent précisément de cette époque. Pourtant, le fait que les fragments de certains livres « bibliques » ou proto-bibliques de Qumran présentent des variantes textuelles importantes indique que ces livres n’ont pas été écrits pour la première fois à Qumran mais sont le résultat d’une longue histoire de transmission et de recopiage. On peut donc remonter, dans la construction de l’histoire d’Israël et dans la datation des premiers rouleaux de certains textes bibliques, de quelques siècles. Des découvertes épigraphiques, modestes certes, mais néanmoins importantes, confirment cette vision. Les amulettes faites de feuilles d’argent trouvées dans une tombe de Ketef Hinnom, à proximité de Jérusalem, et datant du viie ou vie siècle avant notre ère, contiennent une bénédiction qui est très proche de la bénédiction sacerdotale du chapitre 6 du livre des Nombres (« que Yahvé te bénisse, qu’il te garde, que Yahvé fasse rayonner sa face sur toi et qu’il pose sur toi la paix »)17. AgrandirOriginal (jpeg, 80k)

Figure 5. Les amulettes de Ketef Hinnom.

Othmar Keel et Christoph Uehlinger, Göttinnen, Götter und Gottessymbole, Freiburg Herder, 1992, p. 419 (avec l’aimable autorisation des auteurs).

  • 18 A. Lemaire, « Prières en temps de crise : Les inscriptions de Khirbet Beit Lei », Revue Biblique, 8 (…)
  • 19 M. Delcor, « Le texte de Deir ‘Alla et les oracles bibliques de Bala’am », in Environnement et Trad (…)

31Une inscription de Khirbet Beit Lei à 8 km de Lakish, du viie siècle avant notre ère, est probablement à lire ainsi : « Yahvé est le dieu de toute la terre (ou : de tout le pays) ; les montagnes de Juda appartiennent au dieu de Jérusalem.18 » Il existe des parallèles bibliques pour les différentes parties de cette inscription ; le titre « Dieu de Jérusalem » conféré à Yahvé pourrait être mis en relation avec la centralisation du culte de Yahvé à Jérusalem, reflétée dans le livre du Deutéronome. Mentionnons encore l’inscription de Deir Alla en Transjordanie, du viiie siècle avant notre ère, contenant le début d’un discours de Balaam fils de Béor ayant reçu une communication des dieux. Il s’agit sans doute du même voyant dont traitent la narration et les oracles dans le livre des Nombres19. Les rédacteurs de ce texte se sont appuyés sur une tradition assez ancienne au moment où ils ont rédigé la version biblique de l’histoire de Balaam. Ces quelques cas suffisent pour souligner que le matériel et les traditions qui sont à l’origine de la Bible hébraïque ne sont pas une invention de l’époque perse.

La Bible et ses milieux

32Contrairement aux disciplines de l’assyriologie ou de l’égyptologie, qui ont encore des milliers de documents à déchiffrer et à éditer, les sciences bibliques ont à faire à un « corpus clos », à un « canon ». Ce canon diffère selon les religions qui se fondent sur la Bible – judaïsme, catholicisme, protestantisme –, mais les livres qui le constituent sont édités depuis longtemps, et il est peu probable que ces canons soient modifiés un jour. Cependant, les sciences bibliques ne peuvent se contenter de ce canon ; elles doivent examiner bien d’autres écrits et documents sans lesquels les textes canoniques n’auraient jamais vu le jour. La Bible n’est pas née dans un vase clos ; l’intitulé de la chaire « milieux bibliques » est donc fort à propos, et je remercie mon collègue Jean-Marie Durand de l’avoir suggéré. C’est tout le croissant fertile qui a, d’une manière ou d’une autre, contribué à la formation de la Bible hébraïque. D’ailleurs, la Bible le manifeste explicitement. Considérez le début de l’histoire d’Abraham dans le livre de la Genèse. La famille d’Abram (le premier nom de l’ancêtre) est originaire d’Our Casdim. Elle se déplace ensuite à Harran, où Abram reçoit l’appel divin lui enjoignant de se rendre dans le pays de Canaan, qu’il parcourt depuis Sichem jusqu’au Néguev pour ensuite se rendre en Egypte. Ainsi, Abraham parcourt d’entrée de jeu l’ensemble du Croissant fertile. Son parcours initiatique décrit l’espace géographique dans lequel le judaïsme va naître à l’époque perse, mais il couvre aussi les différentes cultures et empires qui ont influencé l’élaboration des textes de la Bible hébraïque. De nouveau, nous devons nous contenter de quelques brefs éclairages.AgrandirOriginal (jpeg, 74k)

Figure 6. Le Croissant fertile.

http://fr.wikipedia.org/​wiki/​Fichier:Croissant_fertile_carte.png

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  • 20 Jean-Marie. Durand, Documents épistolaires du palais de Mari, Tome I, II & III (LAPO), Paris, Cerf, (…)

33La documentation abondante du palais de Mari20 offre des analogies intéressantes avec des coutumes et des thèmes qui se retrouvent dans la Bible : des stèles sacrées, des révélations prophétiques qui sont mises par écrit, l’ascension du jeune héros à la royauté, etc. Ces documents éloignés des écrits bibliques de plus d’un millénaire posent, comme ceux d’Ougarit, la question d’une mise en relation raisonnée. On ne peut guère imaginer des dépendances directes des textes bibliques de ces documents ; il s’agit plutôt de structures analogues, qu’on pourrait inscrire dans le concept de « moyenne durée ».

34Les travaux des égyptologues sont importants pour le bibliste, non pas seulement parce que le mythe fondateur principal de la Bible relate la sortie d’Egypte. On a passé beaucoup de temps et d’énergie à traquer les événements de l’exode et la figure de Moïse dans des documents égyptiens, sans trop de succès, et on a quelque peu négligé les contacts étroits entre l’Égypte et la Palestine au premier millénaire avant notre ère, époque souvent considérée comme « décadente » selon une certaine vulgate égyptologique. L’influence égyptienne à cette époque est pourtant immense sur le plan historique et sur le plan littéraire. La troisième partie du livre des Proverbes, qui date sans doute de la fin de la monarchie judéenne, fait apparaître des ressemblances frappantes avec l’enseignement attribué au pharaon Aménémopé, que le scribe judéen connaissait apparemment. L’Égypte est présentée d’une manière très positive dans l’histoire de Joseph, qui est vraisemblablement écrite par un membre de la diaspora juive installée en Égypte dès le vie siècle avant notre ère. Les documents provenant de la colonie militaire d’Éléphantine – qui attestent, entre autres, encore à l’époque perse, de la vénération du dieu d’Israël (Yaho) en compagnie de deux autres divinités – à la manière des triades égyptiennes – sont également d’une très grande importance. Le monothéisme et la centralisation du culte à Jérusalem avaient décidément du mal à se faire admettre.

  • 21 Amos Funkenstein, « History, Counter-History and Memory », in Saul Friedlander (éd.), Probing the L (…)
  • 22 Thomas Römer, La Première histoire d’Israël. L’Ecole deutéronomiste à l’œuvre (Le Monde de la Bible (…)

35Un autre empire est aussi important que l’Égypte pour comprendre la naissance de la Bible : l’Assyrie. On pourrait presque dire que le dernier livre du Pentateuque est un livre assyrien. Le livre du Deutéronome, dans sa forme primitive, est construit sur la base des traités de vassalité ou des serments de loyauté assyriens, et plus particulièrement du traité d’Assarhaddon (672 avant notre ère), dont l’auteur de la première version du Deutéronome connaissait, semble-t-il, une copie. Dans le Deutéronome, c’est Yahvé qui a pris la place du roi assyrien ; c’est donc au dieu d’Israël que les destinataires du rouleau doivent une allégeance absolue, et non au souverain étranger. On peut, en empruntant un terme des études juives, caractériser ce procédé comme une counter history, une exploitation de l’historiographie de l’adversaire en la retournant contre lui : « die Geschichte gegen den Strich kämmen » (« prendre l’histoire à rebrousse-poil ») selon l’expression d’Amos Funkenstein21. C’est aussi le cas pour la première mise par écrit de l’histoire de Moïse, qui reprend également un certain nombre de motifs assyriens. Ceci est particulièrement évident pour le récit de sa naissance et de son exposition, dont le parallèle le plus proche se trouve dans la légende de Sargon. L’auteur biblique voulait faire de Moïse une figure aussi importante que le fondateur légendaire des dynasties assyriennes. Bien que l’Assyrie soit abhorrée dans la plupart des textes bibliques, elle a néanmoins fourni aux scribes judéens les matériaux qui leur ont fourni le moyen de composer « la première histoire d’Israël »22.

  • 23 Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse. De Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996, p. 603.

36Parmi de rares éléments consensuels dans les recherches bibliques, figure l’idée que la Torah – le Pentateuque ou un Proto-Pentateuque – a été publiée sous la domination des Achéménides, vers 400 avant notre ère. La Bible présente les Perses sous un jour favorable, et les livres d’Esdras et de Néhémie identifient la loi du « dieu des cieux » et la loi du roi perse. On a même avancé l’hypothèse que la publication du Pentateuque serait le résultat d’une initiative du pouvoir achéménide, ce qui, somme toute, est peu plausible. Pierre Briant rappelle à juste titre que « l’importance de Juda n’est qu’une illusion d’optique, créée par la répartition inégale de la documentation »23. Si, du point de vue perse, les provinces de Juda et de Samarie ont pu apparaître comme une sorte de « tiers monde », l’époque achéménide n’en constitue pas moins un moment central pour la naissance de la Bible et du judaïsme. Les influences directes du mazdéisme sur la Bible sont difficiles à évaluer ; cependant l’intégration de la Judée et de la Samarie dans l’Empire a fait naître pour la première fois l’idée d’une séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Grâce à l’autonomie concédée au temple pour son culte sacrificiel ainsi que sa gestion de la vie quotidienne et des rapports avec la diaspora, la classe sacerdotale et l’intelligentsia laïque ont renoncé à l’autonomie politique pour donner au judaïsme une identité qui n’a besoin ni de l’État ni du politique.

  • 24 Thomas Römer, « La fille de Jephté entre Jérusalem et Athènes. Réflexions à partir d’une triple int (…)

37Celui qui s’intéresse à la Bible ne peut pas non plus ignorer le monde hellénistique, et pas seulement à cause de la Septante – les traductions grecques des textes bibliques qui, dans certains cas, ont été faites à partir de documents hébreux différents de ceux qui sont à l’origine du texte massorétique, officiel. Des auteurs de l’époque hellénistique, comme Hécatée, Manéthon, Artapan, Flavius Josèphe, nous permettent d’accéder à des traditions dont certaines (notamment sur les guerres de Moïse) ont pu exister à l’époque de la formation du Pentateuque, mais ont été censurées par ses rédacteurs. En outre, certains récits bibliques possèdent des parallèles troublants avec la mythologie grecque. L’histoire du sacrifice de la fille de Jephté dans le livre des Juges se lit comme une version hébraïque de la tradition d’Iphigénie, à tel point qu’on pourrait se demander si l’auteur de ce passage du livre des Juges, qui très clairement a été ajouté à un récit plus ancien sur Jephté, n’a pas connu les tragédies d’Euripide24. La visite des trois êtres divins chez Abraham rappelle le mythe de la naissance d’Orion chez Euphorion ou chez Ovide. Il n’y a donc pas de mur entre la Grèce et le Proche-Orient ancien en ce qui concerne la formation de la Bible hébraïque. Depuis le viie siècle avant notre ère, au moins, les marchandises circulent et, avec elles, les mythes.

38La Syrie, la Mésopotamie, l’Egypte et la Grèce, tous ces domaines sont représentés au Collège de France par d’éminents spécialistes, et c’est un privilège de pouvoir s’occuper de la Bible dans un tel cadre.

La tâche du spécialiste de la Bible

  • 25 Martin Noth, Überlieferungsgeschichtliche Studien. Die sammelnden und bearbeitenden Geschichtswerke (…)

39Le travail interdisciplinaire est devenu une nécessité pour les sciences bibliques, comme d’ailleurs le travail en équipe et en réseaux. Les publications et orientations des recherches sur la Bible hébraïque ont atteint un tel degré de complexité qu’un chercheur, aussi savant soit-il, ne peut tout gérer seul depuis son bureau. On doit également tenir compte d’un déplacement géographique. Depuis les débuts de l’exégèse dite historico-critique, la « troisième langue biblique » était, après l’hébreu et le grec, mais avant l’araméen, l’allemand, tant les travaux des universités germanophones dominaient la recherche. Depuis une vingtaine d’années le centre s’est déplacé vers l’Amérique du Nord, et l’anglais est à présent aussi en sciences bibliques la nouvelle lingua franca. Ce déplacement est aussi un déplacement de méthodes. Alors que l’exégèse germanophone s’intéressait avant tout à une critique diachronique minutieuse – et parfois vertigineuse, parvenant à déceler dans un bref passage la présence de nombreux rédacteurs ayant à chaque fois transformé le texte antérieur –, l’exégèse anglo-saxonne met davantage l’accent sur des approches historique, sociologique et anthropologique. Il ne s’agit pas de choisir un camp contre l’autre, mais de combiner toutes les méthodes qui permettent de mieux comprendre les textes bibliques. Le grand exégète Martin Noth avait qualifié de ehrlicher Makler (« courtier honnête ») le premier rédacteur des textes historiographiques de la Bible, car ce dernier, selon Noth, transmettait fidèlement les traditions reçues, même si celles-ci étaient contraires à ses propres vues25. J’aimerais appliquer cette qualification à la description du travail du bibliste. En effet, il lui incombe en premier lieu de rendre justice au texte et de le défendre contre des récupérations et des interprétations abusives. C’est un exercice assez délicat puisque la Bible, dans ses différentes variantes, est le document sur lequel se fondent le judaïsme et le christianisme. Dans les synagogues et les églises, les textes bibliques sont lus et interprétés dans une perspective religieuse ; ils sont destinés à nourrir la foi et à donner des repères au croyant. L’analyse scientifique est dès lors parfois perçue comme menaçante, voire hostile à la lecture croyante, parce qu’elle mettrait en question la vérité de la Bible. Le rôle du travail scientifique sur la Bible n’est pas de se prononcer sur la valeur spirituelle que l’on peut trouver dans ces textes. Certains milieux intégristes semblent cependant vouloir faire de la Bible une arme idéologique pour défendre le créationnisme, l’inégalité entre les races ou entre hommes et femmes, la peine de mort et d’autres positions éthiques ou politiques réactionnaires. Face à ces récupérations, le bibliste ne peut se dérober ni fuir sa responsabilité vis-à-vis de la société. Il doit rappeler que la Bible n’est pas tombée du ciel, que ces textes ont été rédigés dans des circonstances historiques bien différentes de celles de notre époque.

40Mais surtout, il s’agit de rendre attentif au fait que la Bible n’est pas un corpus homogène, à pensée unique. Un des acquis de la recherche biblique est le fait incontestable que le Pentateuque est un document de compromis, qui réunit dans un même texte fondateur des perspectives théologiques divergentes sans imposer une seule lecture de ces divergences, mais laissant au lecteur le soin et la liberté de son interprétation. Le Pentateuque réunit trois codes de lois différents, ce qui rend impossible l’application littérale d’un code au détriment des autres. D’une manière générale, le canon biblique confronte son lecteur à différentes options sans lui faire savoir celle qu’il doit retenir. Ainsi, l’histoire de la royauté dans une perspective judéenne est transmise deux fois dans la Bible hébraïque : d’abord dans les livres de Samuel et des Rois, puis, dans une version « plus moderne », dans les livres des Chroniques. En comparant les deux narrations, on constate un nombre important de divergences. À titre d’exemple, pour la légende cultuelle qui fait de David l’inventeur de l’emplacement du temple de Jérusalem, le récit des livres de Samuel s’ouvre avec ces mots : « wayyosèph aph-yahvé lacharôt beyisrâél wayyâsèt èt-dâwid bâhèm lémor lék menéh èt yisrâël weèt yehoudâh » (« la colère de Yahvé continua à s’enflammer contre Israël et il excita David contre eux, disant : va, dénombre Israël et Juda »). David effectue le recensement du peuple, et est ensuite puni par Yahvé pour cet acte dont ce dernier est précisément l’instigateur. Un texte difficile : Dieu inspire une idée à l’homme, pour l’exécution de laquelle ce dernier est ensuite puni. Dans la version du livre des Chroniques, le récit est assez similaire, seul le début a changé : « waya‘amod sâtân ‘al yisrâél wayyâsèt et-dâwid limnôt èt-yisrâél » (« alors Satan se dressa contre Israël et il excita David pour dénombrer Israël »). Ici, c’est Satan qui a pris la place de Dieu. L’auteur de 1 Chr 21 voulait-il résoudre le problème théologique posé par le récit du livre de Samuel, ou voulait-il interpréter Satan comme la manifestation de la colère divine ? Par rapport à des problèmes philosophiques comme le mal ou la question du libre arbitre, la bibliothèque de la Bible ne dicte pas une réponse unique mais suggère au lecteur différentes manières d’aborder le problème.

Valoriser la diversité des textes bibliques

41Le grand succès de la Bible réside aussi dans sa diversité. D’une certaine manière la naissance de la Torah, puis celles de la Bible et du judaïsme, relèvent du paradoxe. Pourquoi un des plus importants documents de l’humanité est-il né chez un petit peuple occupant un territoire considéré par les grands empires comme un hinterland assez peu intéressant ? La plus grande partie de la Bible hébraïque peut être qualifiée de « littérature de crise », car l’exil babylonien (bien qu’il n’ait concerné qu’une minorité de la population) constitue le fondement historique et aussi idéologique de la Bible et du judaïsme. Cet « exil » sera déterminant dans la construction de la mémoire collective (Halbwachs) de l’élite qui a organisé et transmis les textes qui constitueront la Bible hébraïque. Certains de ces textes, narratifs et prophétiques, expliquent les raisons de la destruction de Jérusalem et de la déportation ; d’autres textes, prophétiques notamment, reflètent l’espoir d’un rassemblement des dispersés et d’un avenir de paix ; mais le document le plus important est la Torah, qui construit la cohésion de la communauté « post-exilique » et en dispersion dans un espace non sédentaire, non politique, confiant la médiation de la loi et du contrat avec Dieu à Moïse et non au roi. Cette Torah fait alterner des récits et des textes prescriptifs fondant ainsi l’identité de la nouvelle religion sur un grand récit d’origine et des prescriptions et rituels qui nécessitent constamment adaptation et interprétation, raison pour laquelle la « Torah écrite » a été complétée dans la suite par une « Torah orale ». Contrairement au temple et au palais, la Torah est mobile. Elle peut fonctionner en dehors du pays – d’ailleurs Moïse meurt sans entrer dans le pays promis –, correspondant ainsi à la situation du judaïsme en diaspora. Ce décloisonnement a permis la rencontre entre la Torah et la culture hellénistique. Et la naissance d’une Bible grecque à côté d’une Bible hébraïque l’a définitivement établie comme un des fondements de la civilisation occidentale.

Les chantiers ouverts

42La tâche des sciences bibliques est de rendre accessibles des outils et des hypothèses pertinents pour saisir l’intelligence de cette bibliothèque. Le travail ne manque pas, car depuis quelques décennies la plupart des grandes théories sur la formation du Pentateuque, des livres historiographiques et du corpus prophétique qui ont été élaborées à la fin du xixe ou dans la première partie du xxe siècle ont connu de sérieuses mises en question. Cela ne signifie nullement que toutes les observations et découvertes qui furent à l’origine de ces hypothèses soient à rejeter ; elles doivent être vérifiées à l’aide de nouveaux outils informatiques et à la lumière de nouvelles découvertes archéologiques, et être repensées en vue de nouveaux paradigmes. Les trois chantiers suivants me semblent urgents et prometteurs :

43(a) L’histoire de la formation du Pentateuque. S’il existe un certain consensus sur le moment de première édition de la Torah, vers 400-350 avant notre ère, la question « comment, quand et par qui les différentes traditions et les différents documents ont-ils été collectés, révisés et combinés et dans quels buts ? » ne fait l’objet d’aucun accord. L’année dernière s’est mis en place (et je crois que c’est une première) un réseau de recherche regroupant des spécialistes de la Bible hébraïque de plusieurs universités allemandes, suisses, italienne et du Collège de France, travaillant avec des modèles différents, mais convaincus que le temps des « chapelles scientifiques » est révolu et que de la confrontation d’hypothèses divergentes peut naître un nouveau paradigme. Le cours sur Abraham, avec lequel je voudrais commencer mon enseignement au Collège de France, s’inscrit dans cette quête d’une nouvelle intelligence du Pentateuque.

44(b) Une nouvelle reconstruction de l’histoire d’Israël et de Juda aux deuxième et premier millénaires avant notre ère. Cette nouvelle synthèse devrait prendre en compte, autant que possible, toute la documentation dont nous disposons et se « libérer » de la chronologie biblique. C’est en confrontant l’histoire de l’historien à l’histoire des auteurs bibliques que le sens de cette dernière apparaîtra plus clairement.

45(c) Un travail comparatiste sur les mythes fondateurs de la Bible : origines du monde, des hommes et de la condition humaine, de la civilisation, de la royauté, etc. En français, le terme « mythe » suscite souvent des connotations négatives. Or, il faut réhabiliter le mythe, car il sert, dans le monde antique comme aujourd’hui, à exprimer, sur le mode narratif, des interrogations, des quêtes, des angoisses et des espérances pour lesquels d’autres types de discours ne sont pas toujours disponibles. La Bible, à part peut-être le livre de Qohéleth, ne contient pas de traités philosophiques et préfère le langage mythique. Ainsi, l’anecdote mythologique des cornes de Moïse renferme-t-elle, entre autres choses, une réflexion complexe sur l’inadéquation des représentations du divin (ou du transcendant) tout en admettant la nécessité de telles représentations. Thème passionnant mais dont je ne pourrai pas traiter ce soir.

46Soyez remerciés de votre attention.

Annexes

Leçon inaugurale de Thomas Römer au Collège de France, 2009 : https://archive.org/​details/​CdfLiRmer

Notes

1 Cet ouvrage vient d’être réédité avec une introduction fort intéressante de Pierre Gibert qui retrace la vie de ce grand savant : Jean Astruc, Conjectures sur la Genèse, introduction et notes de Pierre Gibert, Paris, Noêsis, 1999.

2 Histoire du peuple d’Israël (1887), in Ernest Renan, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1953, vol. VI, p. 21.

3 Solomon Munk, Palestine. Description géographique, historique et archéologique, Paris, Firmin Didot Frères, 1845.

4 Charles Clermont-Ganneau, La Stèle de Dhiban ou stèle de Mesa roi de Moab, 896 avant J. C. : Lettres à M. Le Cte de Vogué, Paris, J. Baudry, Didier, 1870.

5 Alfred Loisy, Études bibliques, Paris, Alphonse Picard et fils, 1903, 3ème éd., p. 27.

6 Ibid., p. 26.

7 Alfred Loisy, La Religion d’Israël, Paris, E. Nourry, 1933, 3ème éd.

8 André Dupont-Sommer, Les Écrits esséniens découverts près de la mer morte, Paris, Payot, 1953, 2ème éd.

9 André Caquot et al., Textes Ougaritiques. Mythes et légendes, vol. 1, Paris: Cerf, 1974.

10 Javier Teixidor, Le Judéo-christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2006.

11 Pour le débat voir : Eilat Mazar, Preliminary Report on the City of David : Excavations 2005 at the Visitors Center Area, Jérusalem, Shalem Press, 2007; I. Finkelstein, Z. Herzog, L. Singer-Avitz et D. Ussishkin, « Has King David’s Palace in Jerusalem Been Found ? », Tel Aviv: Journal of the Institute of Archaeology of Tel Aviv University, 34(2), 2007, p. 142-164.

12 Thomas Römer, « L’histoire des Patriarches et la légende de Moïse : une double origine ? », in D. Doré (éd.), Comment la Bible saisit-elle l’histoire ? (« Lectio Divina », 215), Paris, Cerf, 2007, p. 155-196.

13 Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Paris, Bayard, 2002.

14 A. G. Auld et M. Steiner, Jerusalem I. From the Bronze Age to the Maccabees (Cities of the Biblical World), Cambridge, Lutterworth Press, 1996 ; I. Finkelstein et N. A. Silberman, Les Rois sacrés de la Bible. À la recherche de David et Salomon, Paris, Bayard, 2006.

15 N. Na’aman et N. Lissovsky, « Kuntillet ‘Ajrud, Sacred Trees and the Asherah », Tel Aviv, 35, 2008, pp. 186-208.

16 Mario Liverani, Oltre la Bibbia : Storia antica di Israele, Roma, Editori Laterza, 2003 ; traduction française : La Bible et l’invention de l’histoire : histoire ancienne d’Israël, Paris, Bayard, 2008.

17 Cette datation majoritaire (G. Barkay et al., « The Challenges of Ketef Hinnom. Using Advanced Technologies to Reclaim the Earliest Biblical Texts and their Context », Near Eastern Archeology, 66, 2003, p. 162-171) est contestée par certains : A. Berlejung, « Ein Programm fürs Leben. Theologisches Wort und anthropologischer Ort der Silberamulette von Ketef Hinnom », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 120, 2008, pp. 204-230.

18 A. Lemaire, « Prières en temps de crise : Les inscriptions de Khirbet Beit Lei », Revue Biblique, 83, 1976, p. 538-568.

19 M. Delcor, « Le texte de Deir ‘Alla et les oracles bibliques de Bala’am », in Environnement et Tradition de l’Ancien Testament (Alter Orient und Altes Testament 228), Neukirchen-Vluyn – Kevelaer, Neukirchener Verlag – Butzon & Bercker, 1990, p. 46-67.

20 Jean-Marie. Durand, Documents épistolaires du palais de Mari, Tome I, II & III (LAPO), Paris, Cerf, 1997-2003.

21 Amos Funkenstein, « History, Counter-History and Memory », in Saul Friedlander (éd.), Probing the Limits of Representation : Nazism and the “Final Solution”, Cambridge (Mass.) – Londres, Harvard University Press, 1992, p. 66-81.

22 Thomas Römer, La Première histoire d’Israël. L’Ecole deutéronomiste à l’œuvre (Le Monde de la Bible 56), Genève, Labor et Fides, 2007.

23 Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse. De Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996, p. 603.

24 Thomas Römer, « La fille de Jephté entre Jérusalem et Athènes. Réflexions à partir d’une triple intertextualité en Juges 11 », in D. Marguerat et A. Curtis (éd.), Intertextualités. La Bible en échos (Le Monde de la Bible 40), Genève, Labor et Fides, 2000, p. 30-42.

25 Martin Noth, Überlieferungsgeschichtliche Studien. Die sammelnden und bearbeitenden Geschichtswerke im Alten Testament (1943), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967, 3ème éd.

Si …

Ce soir, je redécouvre ce texte ici : …. effectivement, voilà un beau programme
Le célèbre poème “If-” de Rudyard Kipling (1910) traduit de l’anglais par André Maurois (1918).

Si… Tu seras un homme, mon fils

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaitre,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maitre,
Penser sans n’être qu’un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.


D’autres versions en complément :

Le poème original en anglais

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you.
But make allowance for their doubting too;
If you can wait and not be tired by waiting.
Or being lied about, don’t deal in lies,
Or being hated, don’t give way to hating,
And yet don’t look too good, nor talk too wise:

If you can dream —and not make dreams your master
If you can think —and not make thoughts your aim
If you can meet Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;
If you can bear to hear the truth you’ve spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools.
Or watch the things you gave your life to broken,
And stoop and build’em up with worn-out tools:

If you can make one heap of all your winnings
And risk it on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breathe a word about your loss;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: “Hold on!”

If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with Kings —nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much;
If you can fill the unforgiving minute,
With sixty seconds’ worth of distance run.
Yours is the Earth and everything that’s in it,
And —which is more— you’ll be a Man, my son!

La version de Jules Castier (1949)

Cette traduction s’approche du texte initial, sans être littérale puisqu’elle est en vers. À la différence de Jules Castier, André Maurois a réécrit et réinterprété le poème en fonction de la culture et de la sensibilité françaises, ce qui lui donne cet élan si particulier.

Si tu peux rester calme alors que, sur ta route,
Un chacun perd la tête, et met le blâme en toi ;
Si tu gardes confiance alors que chacun doute,
Mais sans leur en vouloir de leur manque de foi ;
Si l’attente, pour toi, ne cause trop grand-peine :
Si, entendant mentir, toi-même tu ne mens,
Ou si, étant haï, tu ignores la haine,
Sans avoir l’air trop bon, ni parler trop sagement ;

Si tu rêves, — sans faire des rêves ton pilastre ;
Si tu penses, — sans faire de penser toute leçon ;
Si tu sais rencontrer Triomphe ou bien Désastre,
Et traiter ces trompeurs de la même façon ;
Si tu peux supporter tes vérités bien nettes
Tordues par les coquins pour mieux duper les sots,
Ou voir tout ce qui fut ton but brisé en miettes,
Et te baisser, pour prendre et trier les morceaux ;

Si tu peux faire un tas de tous tes gains suprêmes
Et le risquer à pile ou face, — en un seul coup —
Et perdre — et repartir comme à tes débuts mêmes,
Sans murmurer un mot de ta perte au va-tout ;
Si tu forces ton coeur, tes nerfs, et ton jarret
À servir à tes fins malgré leur abandon,
Et que tu tiennes bon quand tout vient à l’arrêt,
Hormis la Volonté qui ordonne : “Tiens bon !”

Si tu vas dans la foule sans orgueil à tout rompre,
Ou frayes avec les rois sans te croire un héros ;
Si l’ami ni l’ennemi ne peuvent te corrompre ;
Si tout homme, pour toi, compte, mais nul par trop ;
Si tu sais bien remplir chaque minute implacable
De soixante secondes de chemins accomplis,
À toi sera la Terre et son bien délectable,
Et, — bien mieux — tu seras un Homme, mon fils.

La version de Germaine Bernard-Cherchevsky (1942)

Cette traduction est la plus respectueuse du texte original, elle est en alexandrin sans rime, mais n’arrive pas à transcrire son entrain. Pourtant, le poème prend autant aux tripes l’Anglais lisant le poème original que le Français lisant la version d’André Maurois ; la traduction est un art bien difficile.

Si tu restes ton maitre alors qu’autour de toi
Nul n’est resté le sien, et que chacun t’accuse ;
Si tu peux te fier à toi quand tous en doutent,
En faisant cependant sa part juste à leur doute ;
Si tu sais patienter sans lasser ta patience,
Si, sachant qu’on te ment, tu sais ne pas mentir ;
Ou, sachant qu’on te hait, tu sais ne pas haïr,
Sans avoir l’air trop bon ou paraitre trop sage ;

Si tu aimes rêver sans t’asservir au rêve ;
Si, aimant la pensée, tu n’en fais pas ton but,
Si tu peux affronter, et triomphe, et désastre,
Et traiter en égaux ces deux traîtres égaux ;
Si tu peux endurer de voir la vérité
Que tu as proclamée, masquée et déformée
Par les plus bas valets en pièges pour les sots,
Si voyant s’écrouler l’œuvre qui fut ta vie,
Tu peux la rebâtir de tes outils usés ;

Si tu peux rassembler tout ce que tu conquis
Mettre ce tout en jeu sur un seul coup de dés,
Perdre et recommencer du point d’où tu partis
Sans jamais dire un mot de ce qui fut perdu ;
Si tu peux obliger ton cœur, tes nerfs, ta moelle
À te servir encore quand ils ont cessé d’être,
Si tu restes debout quand tout s’écroule en toi
Sauf une volonté qui sait survivre à tout ;

Si t’adressant aux foules tu gardes ta vertu ;
Si, fréquentant les Rois, tu sais rester toi-même,
Si ton plus cher ami, si ton pire ennemi
Sont tous deux impuissants à te blesser au cœur,
Si tout homme avec toi compte sans trop compter ;
Si tu sais mettre en la minute inexorable
Exactement pesées les soixante secondes
Alors la Terre est tienne et tout ce qu’elle porte
Et mieux encore tu seras un homme mon fils !

Non, le monde n’est pas en train de sombrer dans le chaos | Slate.fr

Les grands chiffres sur les fléaux qui affectent notre monde

viaNon, le monde n’est pas en train de sombrer dans le chaos | Slate.fr.

Oubliez ce que disent les journaux, nous n’avons jamais vécu de temps aussi paisibles. Pour appréhender cette réalité, il suffit d’utiliser la seule technique véritablement pertinente: compter.

C’est un bon moment pour être pessimiste. L’organisation État islamique, la Crimée, Donetsk, Gaza, la Birmanie, le virus Ebola, les fusillades dans les écoles, les viols à l’université, les sportifs qui frappent leur femme, les policiers tueurs –qui peut résister au sentiment que «tout se disloque, le centre ne peut tenir»?[1]

L’an dernier, lors d’une audience devant une commission du Sénat américain, Martin Dempsey, chef d’état-major des armées des États-Unis, avait ainsi déclaré que le monde n’avait «jamais été aussi dangereux qu’aujourd’hui». Cet automne, Michael Ignatieff parlait des «plaques tectoniques d’un ordre mondial se disloquant sous la pression volcanique de la violence et de la haine». Et il y a deux mois, l’éditorialiste du New York Times Roger Cohen exprimait sa désolation:

«La plupart des gens à qui je parle, et pas uniquement dans des dîners, n’ont jamais été aussi préoccupés par l’état du monde. […] Les recherches sont lancées pour trouver quelqu’un capable de dissiper de telles appréhensions et d’incarner, à nouveau, les espérances du monde.»

Certes, les actualités récentes sont perturbantes, mais ces requiems méritent qu’on les examine de plus près. Difficile de croire que nous courons aujourd’hui un plus grand danger qu’au cours des deux guerres mondiales, de la Guerre Froide et de ses périodiques menaces de confrontation nucléaire, des divers conflits en Afrique et en Asie responsables à chaque fois de millions de morts, voire des huit années de guerre entre l’Iran et l’Irak, pendant lesquelles les flux pétroliers passant par le Golfe Persique et toute l’économie mondiale avaient été mis en péril.

Comment évaluer de manière beaucoup moins dramatique l’état du monde? Certainement pas en se tournant vers la presse quotidienne. Les actualités parlent de choses qui se produisent, pas de celles qui ne se produisent pas. On ne verra jamais de journaliste tenir son micro et dire devant sa caméra «Nous voici en direct d’un pays où une guerre n’a pas eu lieu» –ou d’une ville qui n’a pas été bombardée, d’une école où personne ne s’est fait tirer dessus. Tant que la violence n’aura pas disparu du monde, il y aura toujours suffisamment d’événements violents pour remplir le journal télévisé. Et vu que l’esprit humain estime la probabilité d’un événement en fonction de sa facilité à se remémorer des cas similaires, les lecteurs de journaux auront toujours l’impression de vivre une époque dangereuse. D’autant plus quand des milliards de smartphones transforment le cinquième de la population mondiale en journalistes spécialisés en affaires criminelles ou en correspondants de guerre .

Il ne faut pas non plus se laisser berner par l’aléatoire. Cohen déplore les «annexions, décapitations [et les] épidémies» qu’a connues l’année écoulée, mais il est évident qu’une telle collection de fléaux ne relève que d’une coïncidence. L’entropie, les pathogènes et la folie humaine sont un arrière-plan de la vie et il est statistiquement certain que ces différents périls ne vont pas se répartir uniformément au cours du temps, mais qu’ils vont, au contraire, se chevaucher plus souvent qu’à leur tour. Voir une signification dans de tels conglomérats équivaut à succomber à une pensée primitive, un monde fait de mauvais œil et de complots cosmiques.

Pour finir, nous devons faire attention aux ordres de grandeur. Certains types de violence, comme les fusillades ou les attentats terroristes, sont des drames impressionnants, mais qui (hors des zones de conflit) tuent relativement peu de gens.

Pour appréhender l’état du monde, compter demeure la seule technique véritablement pertinente. Combien d’actes de violence se sont déroulés dans le monde, comparé au nombre d’occasions de commettre de tels actes? Et ce chiffre va-t-il en montant ou en descendant? Comme Bill Clinton aimait à le dire: «Suivez les courbes, pas les gros titres». Nous allons voir que ces tendances statistiques sont bien plus encourageantes que ne pourrait l’imaginer un drogué des médias.

A l’évidence, faire la somme des cadavres et confronter différents bilans humains en différents lieux et à différentes époques pourrait sembler froid et insensible, comme si on cherchait à minimiser les tragédies des victimes de temps et d’endroits moins violents. Mais, en réalité, une perspective quantitative est la plus moralement élevée. Elle considère chaque vie humaine comme possédant une valeur équivalente, au lieu de privilégier les individus qui sont le plus proches de nous ou les plus photogéniques. Et elle porte aussi l’espoir sous-jacent d’une identification des causes de la violence, afin de pouvoir mettre en œuvre les mesures les plus adéquates pour la diminuer. Examinons maintenant les principales catégories en présence.

1.Homicides

Les taux d’homicide aux Etats-Unis, en Angleterre et dans le monde.

Dans le monde, les homicides courants tuent entre cinq et dix fois plus de personnes que les guerres. Et, dans la plupart des pays, leurs chiffres sont en chute libre.

Aux États-Unis, le grand déclin criminel des années 1990, qui a pu se ralentir au début du XXIe siècle, a repris son cours en 2006 et, malgré l’idée reçue voulant que les difficultés économiques accroissent la violence, la tendance s’est confirmée durant toute la récession de 2008 et est toujours d’actualité.

La Grande-Bretagne, le Canada et la plupart des autres pays industrialisés ont aussi vu leur nombre d’homicides sombrer ces dix dernières années. Parmi les 88 pays possédant des statistiques fiables, 67 ont connu un déclin ces quinze dernières années. Même si les chiffres mondiaux n’existent que depuis l’an 2000 et que, pour certains pays véritables déserts de données, on a affaire à d’homériques déductions logiques, la tendance planétaire semble aussi à la baisse, avec 7,1 homicides pour 100.000 personnes en 2003, contre 6,2 en 2012.

Bien sûr, cette moyenne générale camoufle de nombreuses régions où le taux d’homicides est terrifiant, notamment en Amérique latine et en Afrique subsaharienne. Mais même dans de telles zones rouges, les journaux ont tôt fait de donner une image erronée de la situation. Par exemple, les sordides tueries liées au trafic de drogue que connaissent certaines régions du Mexique peuvent donner l’impression d’un pays tout entier plongé dans une anarchie hobbesienne. Mais les statistiques la font mentir de deux façons.

L’évolution du taux d’homicide au Mexique.

La première, c’est que le pic du XXIe siècle n’a pas annulé la réduction massive des homicides qu’a connue le Mexique depuis 1940, une baisse comparable à celles observées en Europe et aux États-Unis lors des siècles précédents. L’autre, c’est que ce qui monte en vient souvent à redescendre. Ces deux dernières années, le taux d’homicide mexicain a diminué (dont une baisse de quasiment 90%à Juárez entre 2010 et 2012), ce qui s’applique aussi à d’autres régions du  monde tristement célèbres pour leur dangerosité –c’est le cas de Bogotá (une baisse multipliée par cinq en deux décennies) et de Medellín, en Colombie (moins 85% en deux décennies), São Paolo (moins 70% en dix ans), les favelas de Rio de Janeiro (une réduction frôlant les deux tiers en quatre ans), la Russie (moins 46% en six ans) et l’Afrique du Sud (des chiffres divisés par deux entre 1995 et 2011). Pour beaucoup de criminologues, une réduction de 50% de la violence mondiale d’ici trente ans est un objectif atteignable pour les prochains Objectifs du millénaire pour le développement.

2.Violences envers les femmes

L’emballement de la presse pour des histoires de sportifs célèbres ayant agressé leur femme ou leur petite amie et pour des viols survenus sur des campus universitaires américain aura poussé plusieurs experts à faire croire à une flambée de violence envers les femmes aux Etats-Unis. Mais les enquêtes de victimation du bureau américain des statistiques judiciaires (qui permettent de contourner le problème du sous-signalement à la police) montrent le contraire: les viols ou les agressions sexuelles contre des partenaires intimes sont en baisse depuis des décennies, et leur nombre équivaut désormais à moins du quart de ce qu’il pouvait être par le passé.

L’évolution des faits de violence conjugale, de viol et d’agression sexuelle aux Etats-Unis.

Ces crimes odieux sont encore trop fréquents, mais nous devrions voir un motif d’encouragement dans le fait que l’indignation croissante et générale que suscite la violence contre les femmes ne relève pas d’un processus aussi moralisateur que futile, mais engendre au contraire des progrès mesurables –et que, dès lors, insister dans cette voie pourrait être synonyme de progrès encore plus considérables.

Peu de pays possèdent des données similaires, mais on peut envisager que des tendances comparables se retrouvent à l’extérieur des États-Unis. Dans le temps, la plupart des indicateurs mesurant les violences interpersonnelles sont corrélés. Le déclin mondial des homicides laisse donc entendre que la violence non-létale à l’encontre des femmes pourrait, elle aussi, diminuer selon une trajectoire parallèle, bien que de manière fortement inégale selon les régions.

En 1993, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes et plusieurs enquêtes montrent que la question des droits des femmes progresse dans le monde, même dans des pays aux coutumes les plus obscurantistes. Plusieurs pays ont adopté des lois et mis en œuvre des campagnes de sensibilisation visant à réduire les viols, les mariages forcés, les mutilations génitales, les crimes d’honneur, la violence domestique et les atrocités qui peuvent accompagner les guerres.

Si certaines de ces mesures demeurent inoffensives, et que l’efficacité des autres reste à démontrer, il y a des raisons d’être optimiste sur le long terme. Des mouvements d’indignation planétaires, même s’ils ont pu sembler au départ parfaitement utopiques, ont déjà généré par le passé la diminution, si ce n’est la disparition, de plusieurs odieuses pratiques, au rang desquelles l’esclavage, le duel, la pêche à la baleine, le bandage des pieds, la piraterie, la guerre de course, la guerre chimique, l’apartheid et les essais nucléaires atmosphériques.

3.Violences envers les enfants

L’évolution des faits de harcèlement scolaire, de violences physiques et d’abus sexuels envers les enfants aux Etats-Unis.

Concernant les enfants, on peut raconter une histoire similaire. A être remplis de tueries en milieu scolaire, d’enlèvements, de harcèlement, de cyber-harcèlement, de sexting, de viols commis pendant un rendez-vous amoureux, de maltraitances physiques et d’abus sexuels, les médias nous donnent l’impression que les menaces pesant sur les enfants n’ont jamais été aussi pernicieuses. Mais les données nous disent le contraire: les enfants sont indubitablement plus en sécurité aujourd’hui qu’ils ne l’étaient par le passé. Dans une étude de synthèse publiée cette année et portant sur la violence envers les enfants aux États-Unis, le sociologue David Finkelhor et ses collègues observaient que «sur les 50 courbes d’exposition examinées ici, on note 27 baisses significatives et aucune hausse significative entre 2003 et 2011. Les baisses étant les plus considérables pour les agressions, le harcèlement scolaire et les violences sexuelles».

Des tendances comparables s’observent dans d’autres pays industrialisés et des déclarations internationales ont fait de la réduction de la violence envers les enfants un sujet de préoccupation planétaire.

4.Démocratisation

En 1975, Daniel Patrick Moynihan déplorait que «la démocratie libérale, dans son modèle américain, s’approche de plus en plus de ce qu’était la monarchie au XIXe siècle: une forme vestigiale de gouvernement, persistant ici ou là en des lieux spécifiques ou isolés […] mais qui n’est simplement d’aucune pertinence pour l’avenir». Moynihan était un sociologue et son pessimisme s’appuyait sur les chiffres de son époque: un grand nombre de pays étaient devenus des dictatures communistes, fascistes, militaires ou autocratiques. Mais son pessimisme allait s’avérer prématuré et se voir démentir par une vague de démocratisation qui devait débuter peu de temps après que l’encre de son oraison funèbre fut sèche.

Evolution du total des scores des pays démocratiques et autocratiques.

Les pessimistes d’aujourd’hui, pour qui le futur appartient au capitalisme autoritaire de pays comme la Russie ou la Chine, ne peuvent se targuer de tels calculs. Des données issues du rapport Polity IV, mesurant le degré de démocratie et d’autocratie dans le monde, prouvent que l’engouement pour la démocratie s’est ralenti ces dernières années, sans pour autant montrer le moindre signe de rétropédalage.

La démocratie s’est révélée bien plus robuste que ne l’imaginaient ses nécrologues. Aujourd’hui, la majorité des pays du monde sont démocratiques, constat qui ne se limite pas aux riches pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie occidentale. Des gouvernements penchant davantage vers la démocratie (dont l’indice Polity est de 6 ou plus, sur échelle allant de -10 à 10) sont implantés (et ce même si leurs fluctuations politiques ont de quoi porter sur les nerfs) dans la grande majorité de l’Amérique latine, dans le foisonnement multiethnique de l’Inde, dans la Turquie musulmane, en Malaisie, en Indonésie et dans 14 pays d’Afrique subsaharienne. Même les autocraties russe et chinoise, qui ne semblent pas vraiment vouloir se libéraliser à court terme, sont incomparablement bien moins répressives que ne l’étaient les régimes de Staline, Brejnev ou Mao.

5.Génocides et massacres de civils

Les récentes atrocités perpétrées par l’organisation État islamique à l’encontre de minorités non-musulmanes, parallèlement aux tueries toujours d’actualité en Syrie, en Irak et Afrique centrale, noircissent le tableau d’un monde qui n’aurait rien appris de l’Holocauste et où les génocides se poursuivraient en toute impunité. Mais même le plus horrible des massacres contemporains doit être mis dans une perspective historique, ne serait-ce que pour identifier et éliminer les forces à l’œuvre dans les meurtres de masse.

Si la signification du terme génocide est trop ambiguë pour permettre une analyse objective, tous les génocides relèvent d’une catégorie plus inclusive qu’est la «violence unilatérale» ou le «massacre de civils non-combattants», une catégorie qui a vu ses trajectoires temporelles analysées par un grand nombre d’historiens et de chercheurs en sciences sociales. Les chiffres sont imprécis et souvent contestés, mais reste que les tendances générales sont manifestes et cohérentes entre divers ensembles de données.

Evolution du taux de tueries de masse.

A tous les niveaux, le monde n’aura jamais été aussi génocidaire que lors du pic des années 1940, quand les massacres commis par les nazis, les soviétiques et les Japonais, associés aux tueries de civils perpétrées par tous les belligérants de la Seconde Guerre mondiale, faisaient frôler au taux annuel de mortalité civile la barre des 350 pour 100.000. Jusqu’au début des années 1960, Staline et Mao allaient faire osciller ce taux mondial entre 75 et 150, des chiffres qui n’ont cessé de décliner depuis, même si l’on note des pics ponctuels pendant les conflits du Biafra (1966-1970, 200.000 morts), du Soudan (1983-2002, 1 million de morts), de l’Afghanistan (1978-2002, 1 million de morts), de l’Indonésie (1965-1966, 500.000 morts), de l’Angola (1975-2002, 1 million de morts), du Rwanda (1994, 500.000 morts) et de la Bosnie (1992-1995, 200.000 morts). (Toutes ces estimations proviennent du Center for Systemic Peace).

Ces chiffres sont à garder en tête quand nous voyons les atrocités commises actuellement en Irak (2003-2014, 150.000 morts) et en Syrie (2011-2014, 150.000 morts) et que nous les interprétons comme une résurgence des heures les plus sombres de notre histoire. De même, les décapitations et les crucifixions perpétrées par l’organisation État islamique n’ont rien d’historiquement inhabituel. La plupart des génocides après-guerre se sont accompagnés d’épouvantables flambées tortionnaires et mutilatrices. La seule différence, c’est qu’elles n’ont pas été diffusées sur les réseaux sociaux.

Heureusement, les courbes des génocides et autres meurtres de civils pointent résolument vers le bas. Après une croissance régulière durant toute la Guerre Froide et jusqu’en 1992, la proportion de pays commettant ou permettant des massacres de civils a été en chute libre, exception faite d’un récent rebond que nous allons examiner sans plus attendre.

Evolution du taux de mortalité due aux génocides et aux tueries de masse.

Le nombre de civils tués dans de tels massacres a lui aussi baissé. Des données fiables, issues du Programme de collecte de données sur les conflits d’Uppsala (UCDP), n’existent que pour les 25 dernières années, et cette période est tellement dominée par le génocide rwandais qu’une courbe anodine ressemblera à un bâton caché sous un tapis fripé. Mais quand nous trifouillons le graphique à l’aide d’une échelle logarithmique, nous voyons qu’en 2013, le taux de massacres de civils a baissé d’un cran depuis le milieu des années 1990, et de deux crans depuis le Rwanda.

Si comparer ces statistiques avec les données bien moins précises des décennies antérieures demeure une entreprise chancelante, les chiffres dont nous disposons laissent entendre que les massacres de civils ont reculé d’environ trois crans depuis la décennie suivant la Seconde Guerre mondiale et de quatre crans depuis la guerre. En d’autres termes, les risques de génocide que courent les civils d’aujourd’hui sont plusieurs milliers de fois inférieurs à ceux que couraient leurs homologues d’il y a 70 ans.

6.Guerres

Les chercheurs qui pistent la guerre et la paix font la distinction entre les «conflits armés», qui tuent a minima 25 soldats et civils par an, et les «guerres», qui en tuent plus d’un millier. Ils distinguent aussi les conflits «interétatiques», où s’opposent les forces armées d’au moins deux pays, des conflits «intraétatiques» ou «civils», qui concernent un pays opposé à une force insurrectionnelle ou séparatiste, parfois avec l’intervention armée d’un pays extérieur. (Les conflits où les forces armées d’un pays ne sont pas directement impliquées, à l’instar des violences unilatérales perpétrées par une milice à l’encontre de non-combattants et des violences entre milices, sont comptabilisés séparément).

Dans ce qui relève d’une évolution historique sans aucun précédent, le nombre de guerres interétatiques s’est effondré depuis 1945, et la catégorie la plus destructrice, où la guerre oppose des grandes puissances ou des pays développés, a tout simplement disparu. (La dernière étant la Guerre de Corée). De nos jours, le monde assiste rarement à une grande bataille navale ou à un amas de blindés et autres équipements d’artillerie lourde se pilonnant les uns les autres au travers d’un champ de bataille. Dans le graphique ci-dessous (issu de l’UCDP), la courbe verte montre combien les guerres d’envergure ont été dynamitées après-guerre.

Evolution du nombre de conflits armés, de guerres et de guerres interétatiques.

La fin de la Guerre Froide a aussi vu une réduction drastique des conflits armés de toutes sortes, y compris les guerres civiles. La courbe bleue montre combien les conflits récents n’ont pas inversé cette tendance. En 2013, on dénombrait 33 conflits armés de base étatique dans le monde, un nombre correspondant parfaitement à l’ordre de grandeur de ces douze dernières années (entre 31 et 38) et bien en deçà du maximum de 52, situé peu après la fin de la Guerre Froide. L’UCDP remarque aussi que 2013 aura vu la signature de six accords de paix, soit deux de plus que l’année précédente.

Mais sur le graphique, la courbe rouge fait observer une évolution récente bien moins anodine: le nombre de guerres a bondi de quatre en 2010 –soit le total le plus bas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale– à sept en 2013. Ces guerres concernent l’Afghanistan, la République Démocratique du Congo, l’Irak, le Nigeria, le Pakistan, le Sud Soudan et la Syrie.

Les données de 2014 ne seront pas disponibles avant l’an prochain, mais nous savons d’ores et déjà que quatre nouvelles guerres ont éclaté ces douze derniers mois, ce qui nous mène à un total de 11. La poussée de 2010 à 2014, la plus sévère depuis la fin de la Guerre Froide, nous a menés au nombre de guerres le plus élevé depuis 2000. Le taux mondial de morts au combat (disponible jusqu’en 2013) a aussi bondi depuis son minimum de 2005, principalement à cause de la guerre civile syrienne.

Taux de mortalité due à des conflits armés.

Mais si la récente augmentation des guerres civiles et des morts au combat est préoccupante, il faut là aussi la mettre en perspective. Elle a annulé les progrès de ces douze dernières années, mais les chiffres des violences sont bien en deçà de ceux des années 1990 et n’ont absolument rien de comparable avec ceux des années 1940, 1950, 1960, 1970 ou 1980.

La poussée de 2010-2014 peut aussi se circonscrire d’une autre façon. Dans les sept des onze guerres qui se sont déclarées sur la période, des groupes islamistes radicaux font partie des belligérants: en Afghanistan, au Pakistan, dans le conflit Israël/Gaza, en Irak, au Nigeria, en Syrie et au Yémen. (De fait, si on enlève les conflits islamistes, il n’y aurait eu aucune augmentation des guerres ces dernières années, avec seulement deux en 2013 et trois en 2014). Ce qui reflète une tendance bien plus générale.

En janvier 2014, le Pew Research Center rapportait que le nombre de pays en proie à des taux élevés ou très élevés d’«hostilités religieuses» avait augmenté de plus de 40% (de 14 à 20) entre 2011 et 2012. Dans tous ces pays sauf deux (les pays listés ci-dessus et le Bangladesh, l’Égypte, l’Inde, l’Indonésie, le Kenya, le Liban, les territoires palestiniens, la Russie, la Somalie, le Soudan et la Thaïlande), ces hostilités étaient associées à des groupes islamistes extrémistes. En tendance, de tels groupes gagnent le plus de terrain dans des pays où les gouvernements sont discriminatoires, incompétents ou répressifs, ou dans des zones dénuées de tout gouvernement, à l’instar de régions frontalières depuis longtemps anarchiques, et des régions d’Irak et de Syrie qui le sont devenues aux lendemains de l’invasion américaine et du Printemps arabe.

Parce que les groupes islamiques radicaux ont des objectifs maximalistes et rejettent tout compromis, les principaux mécanismes à l’œuvre dans la baisse du nombre des guerres observée lors des décennies précédentes –la négociation d’accords et les programmes de maintien et de consolidation de la paix– ne vont probablement pas contribuer à mettre fin à ces conflits. En outre, l’intensification de la violence est leur objectif sur un plan international. L’arrivée de combattants étrangers et l’approvisionnement croissant en armes font accroître le bilan humain et la durée des combats. Pour toutes ces raisons, l’inversion rapide de cette récente poussée n’est pas à prévoir.

Pour autant, on peut raisonnablement croire qu’elle ne s’étalera pas non plus sur un avenir interminable, ni qu’elle dégénérera en guerre mondiale. Examinons les trois conflits les plus préoccupants.

Irak et Syrie. L’organisation État islamique ne s’étendra pas en califat pan-islamique, et ne va probablement pas survivre sur le long-terme. Son idéologie et sa politique sont abhorrées dans quasiment tout le monde musulman; même al-Qaida a excommunié ce mouvement du fait de son extrémisme. Dès lors, le groupe manque du soutien populaire nécessaire pour mener les «guerres du peuple» qui ont pu être victorieuses en Chine ou au Vietnam.

En outre, l’organisation est dépourvue des capacités militaires conventionnelles nécessaires pour renverser une capitale aussi lourdement défendue que Bagdad. L’ampleur de ses forces blindées est minimale, comme l’est celle de son artillerie à longue portée, de ses roquettes sophistiquées et de sa puissance aérienne, et ses défenses aériennes sont des plus rudimentaires. Durant l’été 2014, la remarquable percée des islamistes dans le nord de l’Irak n’a globalement été possible que parce que de malheureux soldats irakiens, abandonnés par des officiers sans aucune loyauté envers le régime chiite, ont choisi de baisser les armes.

Aujourd’hui, l’organisation État islamique est écartelée et sa fragilité ne cessera de s’accentuer à mesure qu’elle cherchera à devenir un pays normal. Si, par rapport aux normes en vigueur dans le terrorisme, le groupe est effectivement riche, son revenu –estimé à 2 millions de dollars par jour– est bien insuffisant pour pallier aux dépenses de fonctionnement et de gouvernement d’un État. Il est d’ores et déjà sous le coup du même régime de sanctions que connaît al-Qaida et est isolé des principaux centres marchands, industriels et commerciaux de la région. Et à mesure qu’il voit baisser ses capacités d’extraction, de raffinage et de vente du pétrole, sa source principale de revenus baisse elle aussi.

L’organisation ne possède aucun accès maritime, aucun soutien international d’envergure et la plupart de ses voisins sont ses ennemis. Dernier point, et non des moindres, les États-Unis et leurs alliés, aux côtés de l’armée irakienne, prévoient pour le printemps une contre-offensive qui s’annonce encore plus implacable que toutes les opérations militaires menées jusqu’ici contre elle.

Ukraine. La réabsorption de la Crimée dans la Russie par Vladimir Poutine, et son soutien à peine déguisé apporté aux mouvements sécessionnistes ukrainiens, sont des réalités préoccupantes, non seulement parce que les combats qui en ont résulté ont tué plus de 4.000 personnes, mais aussi parce qu’elles défient la grande-paternité des frontières régionales et le quasi-tabou posé sur la notion de conquête qui aura contribué au maintien de la paix mondiale depuis 1945.

Pour autant, les comparaisons avec le monde d’il y a un siècle –où le militarisme romantique était omniprésent, les institutions internationales pratiquement inexistantes et les dirigeants ignorants du coût d’un conflit dégénérant en guerre entre grandes puissances– sont à l’évidence exagérées. Pour le moment, la Russie a seulement fait passer des «petits bonshommes verts» à travers la frontière, pas des divisions blindées, et même les plus va-t-en-guerre des faucons américains n’ont pas envisagé de représailles militaires.

Parallèlement, la témérité de Poutine s’est révélée extrêmement coûteuse pour la Russie. Les sévères sanctions européennes, concomitantes à la chute des cours pétroliers, pousseront la Russie vers la récession en 2015. Le rouble voit sa valeur dégringoler, les prix des denrées alimentaires bondissent et les banques russes ont de plus en plus de mal à emprunter des capitaux étrangers. Autant d’éléments laissant entendre que les tensions en Ukraine vont probablement plutôt se terminer en eau de boudin, comme en Géorgie et en Moldavie avec la rognure de micro-états séparatistes et pro-russes, que sur une redite de la Première Guerre mondiale.

Israël et la Palestine. Les récurrentes flambées de violence opposant Israël et Palestiniens, y compris les incursions à Gaza qui, l’été dernier, ont tué 2.000 personnes, ont camouflé deux faits qui ne se font voir que dans une perspective historique et quantitative.

Premièrement, le conflit israélo-palestinien était autrefois un conflit Israël/monde arabe bien plus dangereux. En 25 ans, Israël aura combattu les armées égyptienne, syrienne et jordanienne à cinq reprises, avec un bilan de plus de 100.000 morts au combat et, en 1973, Israël et les États-Unis allaient connaître leur plus haut niveau d’alerte nucléaire en réaction à de telles menaces. Ces 41 dernières années n’ont vu aucune guerre comparable, et ni l’Égypte ni d’autres régimes arabes ne semblent avoir la moindre intention d’en déclencher une.

Le monde a beau être obsédé par le conflit israélo-palestinien, il n’a été responsable que d’une toute petite proportion du coût humain total imputable à la guerre: environ 22.000 morts en six décennies, ce qui le met à la 96e place des conflits armés répertoriés par le Center for Systemic Peace depuis 1946 et à la 14e place des conflits armés actuels. Les pires conflits se sont terminés, et parmi eux des conflits impliquant Israël, et l’éventualité d’un règlement pacifique de ce conflit ne devrait pas être rejetée dans les limbes de l’utopie.

* * *

Le monde ne court pas à sa perte. Les violences qui menacent la plupart des gens –les homicides, les viols, les coups, les sévices infantiles– sont en déclin constant dans presque tout le monde entier. L’autocratie laisse la place à la démocratie. Les guerres opposant des États –de loin le type de conflit le plus ravageur– sont tout simplement obsolètes. L’augmentation du nombre et de la mortalité des guerres civiles depuis 2010 est circonscrite, bien chétive par rapport au déclin qui l’aura précédée, et ne va probablement pas dégénérer.

La fin prochaine des temps nous a déjà été annoncée par le passé: une invasion soviétique de l’Europe occidentale, un effet domino en Asie du sud-est, une Allemagne réunifiée et revancharde, un soleil qui se relève au Japon, des villes mises à feu et à sang par de super-prédateurs adolescents, une anarchie latente précipitant les principaux États-nations vers leur ruine, sans oublier des attentats hebdomadaires de l’ampleur de ceux du 11-Septembre et achevant la notion même de civilisation.

Pourquoi le monde semble-t-il toujours plus dangereux qu’il ne l’a jamais été –et ce même si un nombre toujours plus grand de vies humaines se déroulent en paix et se terminent à un âge canonique?

Concernant l’état du monde, une trop grande partie de nos impressions viennent d’un récit journalistique fallacieux. Les journalistes ouvrent en grand leurs colonnes aux salves de mitrailleuse, aux explosions et aux vidéos virales, sans mesurer la représentativité réelle de tels événements et en ignorant visiblement qu’ils ont été conçus, au départ, pour justement les leurrer. Vient ensuite l’habillage sonore des «experts» qui ont tout intérêt à maximiser l’impression générale de chaos: les généraux, les politiciens, les responsables des forces de l’ordre, les militants de la morale. Les têtes parlantes des chaînes d’info font dans le remplissage télévisuel et chassent désespérément les temps morts. Les éditorialistes des journaux disent à leurs lecteurs quelles émotions ressentir.

Mais il existe un meilleur moyen de comprendre le monde. Les divers commentateurs peuvent réviser leur histoire –et pas simplement en se ruant dans un dictionnaire de citations pour trouver un bon mot de Clausewitz, mais en se rappelant combien les événements du passé récent peuvent mettre ceux du présent dans une perspective intelligible. Et, pour cela, des analyses de données quantitatives sur la violence sont à leur disposition à portée de clic.

Une évaluation factuelle de l’état du monde pourrait être bénéfique à bien des égards. Elle pourrait permettre de calibrer nos réactions nationales et internationales aux dangers qui nous menacent en fonction de leur ampleur réelle. Elle pourrait limiter le pouvoir d’influence des terroristes, des snipers d’écoles primaires, des cinéastes de décapitations et autres imprésarios de la violence. Et elle pourrait même dissiper les peurs et incarner, à nouveau, les espérances du monde.

1 — Référence au poème The Second Coming de W.B. Yeats (1919) – traduction «La Seconde venue» par Yves Bonnefoy, in Anthologie bilingue de la poésie anglaise, La Pléiade, 2005. Retourner à l’article

La Saint Crépin

Voici le magnifique discours d’Henry V après la bataille d’Azincourt.

Ce jour est appelé la fête de saint Crépin :
celui qui aura survécu à cette journée et sera rentré chez lui sain et sauf
se redressera sur ses talons chaque fois qu’on parlera de ce jour,
et se grandira au seul nom de saint Crépin.
Celui qui aura vu cette journée et atteint un grand âge,
chaque année, à la veille de cette fête, traitera ses amis
et dira : C’est demain la Saint-Crépin !
Alors, il retroussera sa manche, montrera ses cicatrices
et dira : J’ai gagné ces blessures le jour de saint Crépin !
Le vieillard oublie; mais il aura tout oublié
qu’il se rappellera encore avec emphase
ses exploits dans cette journée. Alors nos noms,
familiers à toutes les bouches comme des mots de ménage,
le roi Henry, Bedford, Exeter,Warwick, Talbot, Salisbury et Gloucester,
retentiront fraîchement au choc des coupes écumantes.
Le bonhomme apprendra cette histoire à son fils.
Et la Saint-Crépin ne reviendra jamais,
d’aujourd’hui à la fin du monde,
sans qu’on se souvienne de nous,
de notre petite bande, de notre heureuse petite bande de frères !
Car celui qui aujourd’hui versera son sang avec moi
sera mon frère ; si vile que soit sa condition,ce jour l’anoblira.
Et les gentilshommes aujourd’hui dans leur lit en Angleterre
regarderont comme une malédiction de ne pas s’être trouvés ici,
et feront bon marché de leur noblesse, quand ils entendront parler
de ceux qui auront combattu avec nous au jour de la Saint-Crépin !

Pour les férus de Shakespeare, voici le discours en anglais:

This day is called the feast of Crispian :
He that outlives this day, and comes safe home,
Will stand a tip-toe when the day is named,
And rouse him at the name of Crispian.
He that shall live this day, and see old age,
Will yearly on the vigil feast his neighbours,
And say ‘To-morrow is Saint Crispian:’
Then will he strip his sleeve and show his scars.
And say ‘These wounds I had on Crispin’s day.’
Old men forget: yet all shall be forgot,
But he’ll remember with advantages
What feats he did that day: then shall our names.
Familiar in his mouth as household words
Harry the king, Bedford and Exeter,
Warwick and Talbot, Salisbury and Gloucester,
Be in their flowing cups freshly remember’d.
This story shall the good man teach his son;
And Crispin Crispian shall ne’er go by,
From this day to the ending of the world,
But we in it shall be remember’d;
We few, we happy few, we band of brothers;
For he to-day that sheds his blood with me
Shall be my brother; be he ne’er so vile,
This day shall gentle his condition:
And gentlemen in England now a-bed
Shall think themselves accursed they were not here,
And hold their manhoods cheap whiles any speaks 

That fought with us upon Saint Crispin’s Day.

 

 

5 Things People Regret On Their Deathbed

The 5 Things People Regret Most On Their Deathbed

via5 Things People Regret On Their Deathbed – Business Insider.

There was no mention of more sex or bungee jumps.

A palliative nurse who has counselled the dying in their last days has revealed the most common regrets we have at the end of our lives. And among the top, from men in particular, is « I wish I hadn’t worked so hard. »

Bronnie Ware is an Australian nurse who spent several years working in palliative care, caring for patients in the last 12 weeks of their lives. She recorded their dying epiphanies in a blog called Inspiration and Chai, which gathered so much attention that she put her observations into a book called « The Top Five Regrets of the Dying. »

Ware writes of the phenomenal clarity of vision that people gain at the end of their lives, and how we might learn from their wisdom. « When questioned about any regrets they had or anything they would do differently, » she says, « common themes surfaced again and again. »

Here are the top five regrets of the dying, as witnessed by Ware:

1. I wish I’d had the courage to live a life true to myself, not the life others expected of me.

« This was the most common regret of all. When people realise that their life is almost over and look back clearly on it, it is easy to see how many dreams have gone unfulfilled. Most people had not honoured even a half of their dreams and had to die knowing that it was due to choices they had made, or not made. Health brings a freedom very few realise, until they no longer have it. »

2. I wish I hadn’t worked so hard.

« This came from every male patient that I nursed. They missed their children’s youth and their partner’s companionship. Women also spoke of this regret, but as most were from an older generation, many of the female patients had not been breadwinners. All of the men I nursed deeply regretted spending so much of their lives on the treadmill of a work existence. »

3. I wish I’d had the courage to express my feelings.

« Many people suppressed their feelings in order to keep peace with others. As a result, they settled for a mediocre existence and never became who they were truly capable of becoming. Many developed illnesses relating to the bitterness and resentment they carried as a result. »

4. I wish I had stayed in touch with my friends.

« Often they would not truly realise the full benefits of old friends until their dying weeks and it was not always possible to track them down. Many had become so caught up in their own lives that they had let golden friendships slip by over the years. There were many deep regrets about not giving friendships the time and effort that they deserved. Everyone misses their friends when they are dying. »

5. I wish that I had let myself be happier.

« This is a surprisingly common one. Many did not realise until the end that happiness is a choice. They had stayed stuck in old patterns and habits. The so-called ‘comfort’ of familiarity overflowed into their emotions, as well as their physical lives. Fear of change had them pretending to others, and to their selves, that they were content, when deep within, they longed to laugh properly and have silliness in their life again. »

What’s your greatest regret so far, and what will you set out to achieve or change before you die?

and here is the original site, which I copy here also

For many years I worked in palliative care. My patients were those who had gone home to die. Some incredibly special times were shared. I was with them for the last three to twelve weeks of their lives.

People grow a lot when they are faced with their own mortality. I learnt never to underestimate someone’s capacity for growth. Some changes were phenomenal. Each experienced a variety of emotions, as expected, denial, fear, anger, remorse, more denial and eventually acceptance. Every single patient found their peace before they departed though, every one of them.

When questioned about any regrets they had or anything they would do differently, common themes surfaced again and again. Here are the most common five:


1. I wish I’d had the courage to live a life true to myself, not the life others expected of me.

This was the most common regret of all. When people realise that their life is almost over and look back clearly on it, it is easy to see how many dreams have gone unfulfilled. Most people had not honoured even a half of their dreams and had to die knowing that it was due to choices they had made, or not made.

It is very important to try and honour at least some of your dreams along the way. From the moment that you lose your health, it is too late. Health brings a freedom very few realise, until they no longer have it.


2. I wish I didn’t work so hard.

This came from every male patient that I nursed. They missed their children’s youth and their partner’s companionship. Women also spoke of this regret. But as most were from an older generation, many of the female patients had not been breadwinners. All of the men I nursed deeply regretted spending so much of their lives on the treadmill of a work existence.

By simplifying your lifestyle and making conscious choices along the way, it is possible to not need the income that you think you do. And by creating more space in your life, you become happier and more open to new opportunities, ones more suited to your new lifestyle.


3. I wish I’d had the courage to express my feelings.

Many people suppressed their feelings in order to keep peace with others. As a result, they settled for a mediocre existence and never became who they were truly capable of becoming. Many developed illnesses relating to the bitterness and resentment they carried as a result.

We cannot control the reactions of others. However, although people may initially react when you change the way you are by speaking honestly, in the end it raises the relationship to a whole new and healthier level. Either that or it releases the unhealthy relationship from your life. Either way, you win.


4. I wish I had stayed in touch with my friends.

Often they would not truly realise the full benefits of old friends until their dying weeks and it was not always possible to track them down. Many had become so caught up in their own lives that they had let golden friendships slip by over the years. There were many deep regrets about not giving friendships the time and effort that they deserved. Everyone misses their friends when they are dying.

It is common for anyone in a busy lifestyle to let friendships slip. But when you are faced with your approaching death, the physical details of life fall away. People do want to get their financial affairs in order if possible. But it is not money or status that holds the true importance for them. They want to get things in order more for the benefit of those they love. Usually though, they are too ill and weary to ever manage this task. It is all comes down to love and relationships in the end. That is all that remains in the final weeks, love and relationships.


5. I wish that I had let myself be happier.

This is a surprisingly common one. Many did not realise until the end that happiness is a choice. They had stayed stuck in old patterns and habits. The so-called ‘comfort’ of familiarity overflowed into their emotions, as well as their physical lives. Fear of change had them pretending to others, and to their selves, that they were content. When deep within, they longed to laugh properly and have silliness in their life again.

When you are on your deathbed, what others think of you is a long way from your mind. How wonderful to be able to let go and smile again, long before you are dying.


Life is a choice. It is YOUR life. Choose consciously, choose wisely, choose honestly. Choose happiness.

Lhomme, cet animal suicidaire peint par Jared Diamond

Lhomme, cet animal suicidaire peint par Jared Diamond

via Lhomme, cet animal suicidaire peint par Jared Diamond.

Il habite à Bel Air, quartier très chic aux jardins luxuriants de Los Angeles, dans une grande maison de bois pleine de gravures animalières. Avec son imposant collier de barbe, ses 74 ans, il fait penser à un vieux prêcheur amish. L’homme en impose. Il faut dire que ce professeur de géographie de l’UCLA, la vénérable université de la « cité des anges », biologiste évolutionniste réputé, fait à nouveau parler de lui après l’échec du Sommet de la Terre, cet été, à Rio, où aucune mesure n’a été prise pour rendre notre planète plus durable.

Depuis, beaucoup se demandent si Jared Diamond n’a pas raison. Si l’humanité ne court pas au désastre écologique, danger contre lequel il nous a mis en garde dans son essai Effondrement (2005). Dans ce best-seller mondial, âprement discuté par l’élite scientifique, il montre comment, à plusieurs reprises, les destructions de notre environnement ont contribué à l’écroulement de sociétés. L’auteur va même jusqu’à parler d' »écocide » : le génocide écologique. Si certains critiquent son catastrophisme, Diamond donne des conférences dans le monde entier, appelant l’humanité à se ressaisir.

DURABILITÉ ET AUTODESTRUCTION

Le sommet de Rio a montré qu’avec la crise économique les exigences écologiques passent au second plan. On vient pourtant d’apprendre – un exemple parmi d’autres – que la banquise arctique risque de fondre avant 2020, que les glaciers du Groenland sont menacés, ce qui va accélérer encore le réchauffement et bouleverser la circulation des eaux océaniques. Sommes-nous entrés dans un des scénarios tragiques décrits par Jared Diamond dans Effondrement ? Il nous répond : « L’humanité est engagée dans une course entre deux attelages. L’attelage de la durabilité et celui de l’autodestruction. Aujourd’hui, les chevaux courent à peu près à la même vitesse, et personne ne sait qui va l’emporter. Mais nous saurons bien avant 2061, quand mes enfants auront atteint mon âge, qui est le gagnant. »

Si Jared Diamond est tellement écouté, discuté et contesté, c’est parce qu’il a bouleversé le récit classique de l’histoire, à travers trois ouvrages colossaux dans lesquels il décrit en détail les rapports conflictuels qu’entretient l’humanité avec la nature depuis 13 000 ans. Avant Effondrement, il y a eu Le troisième chimpanzé(1992), qui décrit les premiers méfaits d’homo sapiens sur la nature et nous imagine un avenir difficile, et De l’inégalité parmi les sociétés (1998), qui montre comment la géographie favorise ou pénalise le développement de civilisations – cette somme lui a valu le prix Pulitzer.

Avec Diamond, il devient impossible de séparer l’aventure humaine de la géographie, de comprendre le développement et le déclin des sociétés sans tenircompte des ressources naturelles des pays, de leur exploitation et de leur dégradation. Ecoutons-le : « On ne peut s’imaginer pourquoi ce ne sont pas les Indiens d’Amérique du Nord qui ont conquis l’Europe avec des caravelles portant mousquets et canons ou pourquoi les Aborigènes australiens n’ont pas dominé l’Asie sans comparer les richesses agricoles de ces régions, les animaux qui y vivent, la lenteur avec laquelle s’est implantée l’agriculture, puis la pensée technicienne et la gestion des ressources. »

L’EXEMPLE DU CROISSANT FERTILE

Jared Diamond se penche aussi sur le berceau de notre civilisation, ce fameux Croissant fertile (IranIrakSyrieLibanJordanie, etc.) où est apparue pour la première fois une société agricole, sédentaire, artisanale, outillée, bientôt urbaine. Pour lui, ce miracle a été possible pour trois raisons : « Le blé, l’orge, les pois chiches, les lentilles, le lin y poussaient à l’état sauvage, qui ont pu être cultivés, emmagasinés, et filés pour le lin. Cinq espèces d’animaux essentiels à l’alimentation, au transport et aux travaux agricoles vivaient là – les chiens, les moutons, les porcs, les bovins, le cheval. Enfin, de grands fleuves et la Méditerranée ont permis que leurs savoirs soient diffusés et perfectionnés. »Diamond compare ensuite le croissant fertile avec l’Australie de la même époque : on n’y trouve aucun mammifère domesticable et juste une noix cultivable.

Le biologiste entend réfuter toute explication des inégalités humaines fondée sur une disparité génétique ou raciale au sein des populations. Pour lui, rejoignant les études de l’historien Fernand Braudel, seule la biogéographie et l’écologie scientifique permettent de comprendre les énormes différences dans la croissance des sociétés. Leur déclin aussi… Le Croissant fertile s’est dégradé quand l’homme a commencé à le déboiser pour construire des flottes de guerre, amenant une désertification irrémédiable.

Pour étayer ses analyses, Jared Diamond tient compte des mesures collectées par la paléoécologie (études des biotopes passés), la palynologie (collecte des pollens anciens), la dendrochronologie (datation par le bois), la stratigraphie, la paléoclimatologie, la géochimie et la paléogénétique afin d’étudier les rapports des populations à leurs terres, de comprendre si les cultures furent trop intensives ou durables. Il convoque aussi l’anthropologie médico-légale pour décrire quel était l’état de santé des gens riches et des pauvres, l’âge moyen, le travail des femmes, etc.

Il n’y a que lui pour vous expliquer que l’agriculture, dès son apparition, n’a pas eu que des conséquences favorables : « Des études paléo-alimentaires montrent que les chasseurs-cueilleurs d’avant l’agriculture étaient en meilleure santé et mieux nourris que les cultivateurs. Leur régime était plus varié en protéines et en vitamines, ils disposaient de plus de temps libre et ils dormaient beaucoup. » Du reste, les populations se méfiaient de l’agriculture. Elle n’a été que lentement adoptée en Europe (un kilomètre par an) comme aux Etats-Unis (les Amérindiens de Californie s’y refusèrent jusqu’au XIXe siècle). Elle est synonyme, dès le début, de mauvaise nutrition, d’épidémies et de maladies parasitaires, du fait de la promiscuité et des eaux rejetées.

Ajoutons que l’agriculture a fait naître une stratification sociale entre la masse des paysans en mauvaise santé, où les femmes s’épuisent à enfanter et besogner(les lésions sur les squelettes et les momies l’attestent), et une élite peu productive qui gouverne (fonctionnaires, commerçants, princes, prêtres, chefs de guerre). Diamond commente : « Cette division perdure entre une élite mondiale en bonne santé, mangeant de la viande, profitant des ressources pétrolières et des terres des pays du Sud, et des paysans pauvres dont ils ont bien souvent détruit l’agriculture vivrière. » Cette situation, note-t-il, se perpétue dans les pays du Sud, créant une insécurité alimentaire. Résultat : « Plus d’un milliard d’habitants vivent sous le seuil d’extrême pauvreté. »

DES DIZAINES DE GÉNOCIDES

Pour l’Américain J. R. McNeill, de l’université de Georgetown, comme pour d’autres historiens, Diamond a bousculé les frontières de la discipline historique en l’associant au champ des sciences naturelles. L’intéressé confirme : « Je rapproche des sociétés passées et présentes en observant leur croissance comme leur fragilité et je m’intéresse à toutes les variables mesurables qui y contribuent. Je suis un historien comparatif sur le long terme. »

Son constat fait peur : depuis l’âge de pierre, l’humanité n’a cessé de détruire d’autres espèces, dévastant peu à peu toute la biodiversité. Jared Diamond admire l’homme pour son génie inventif, mais il le voit aussi en massacreur :« Quand les hommes franchissent le détroit de Béring, 12 000 ans avant J. -C., et gagnent l’Amérique du Nord, ils se livrent à un carnage inouï. En quelques siècles, ils exterminent les tigres à dents de sabre, les lions, les élans-stags, les ours géants, les bœufs musqués, les mammouths, les mastodontes, les paresseux géants, les glyptodontes (des tatous d’une tonne), les castors colossaux, les chameaux, les grands chevaux, d’immenses troupeaux de bisons. » Des animaux qui ont survécu à trois glaciations périssent : 73 % des grands mammifères d’Amérique du Nord, 85 % de ceux d’Amérique du Sud. « Ce fut la disparition animale la plus massive depuis celle des dinosaures, continue Jared Diamond.Ces bêtes n’avaient aucune expérience de la férocité d’homo sapiens. Ce fut leur malheur. Depuis, nous avons encore fait disparaître d’innombrables espèces. »

Tuer en série, de façon concertée, les loups et les grands singes le font. Mais l’homme massacre dans des proportions inégalées. A toutes les époques, souvent pour des questions de territoire, mais aussi ethniques (racisme) et psychologiques (désignation d’un bouc émissaire, infériorisation de l’autre), l’homme a cherché à anéantir ses rivaux et les minorités. Des dizaines de génocides, combinant traques, massacres, épidémies, à plus ou moins grande échelle, ont eu lieu de tout temps, partout.

Si le génocide des juifs et des Tziganes reste dans les mémoires, n’oublions pas, précise-t-il, qu’il nous a peu appris : « On décompte depuis 1950 vingt épisodes de génocides, dont deux ont concerné plus d’un million de victimes (Bangladesh etCambodge dans les années 1970), et quatre plus de 200 000 (Soudan etIndonésie dans les années 1960, Burundi et Ouganda dans les années 1970). Le génocide fait partie de notre héritage pré-humain et humain. »

LE DÉCLIN DES MAYAS

Jared Diamond s’est aussi intéressé aux civilisations qui se sont écroulées, se demandant si la nôtre est menacée. Aussi, les pages d’Effondrement qui résonnent le plus avec les inquiétudes d’aujourd’hui sont celles qui traitent des civilisations disparues, où la destruction de l’environnement a beaucoup compté : celle de l’île de Pâques, des îles d’Henderson et de Pitcairn, celle des Amérindiens Anazari du sud-ouest des Etats-Unis, des Vikings du Grand Nord.

Et surtout l’empire des Mayas. Diamond montre comment ces derniers ont coupé les arbres jusqu’au sommet des collines afin de fabriquer du plâtre, tout en pratiquant la culture intensive du maïs. Il nous raconte la suite : « Cette déforestation a libéré les terres acides qui ont ensuite contaminé les vallées fertiles, tout en affectant le régime des pluies. Finalement, entre 790 et 910, la civilisation maya du Guatemala, qui connaissait l’écriture, l’irrigation, l’astronomie, construisait des villes pavées et des temples monumentaux, avec sa capitale, Tikal, de 60 000 habitants, disparaît. Ce sont 5 millions d’habitants affamés qui quittent les plaines du Sud, abandonnant cités, villages et maisons. Ils fuient vers le Yucatan, ou s’entre-tuent sur place. »

Diamond a dégagé de ses études des « collapsus » (du latin lapsus, « la chute »)« cinq facteurs décisifs », qu’il dit retrouver dans chaque effondrement, et parle d’un« processus d’autodestruction la plupart du temps inconscient ». Quels sont ces facteurs ? Un : les hommes infligent des dommages irréparables à leur environnement, épuisant des ressources essentielles à leur survie. Deux : un changement climatique perturbe l’équilibre écologique, qu’il soit d’origine naturelle ou issu des suites des activités humaines (sécheresse, désertification). Trois : la pression militaire et économique de voisins hostiles s’accentue du fait de l’affaiblissement du pays. Quatre : l’alliance diplomatique et commerciale avec des alliés pourvoyant des biens nécessaires et un soutien militaire se désagrège. Cinq : les gouvernements et les élites n’ont pas les moyens intellectuels d’expertiser l’effondrement en cours, ou bien l’aggravent par des comportements de caste, continuant à protéger leurs privilèges à court terme.

Jared Diamond a appliqué cette grille à notre époque. « On retrouve les cinq facteurs dans les désastres du Rwanda, de l’Afghanistan, en Somalie, en Afriquesubsaharienne, dans les îles Salomon et en Haïti. » Il repère encore le « facteur un » (dommages majeurs causés à l’environnement) associé au « facteur deux » (réchauffement climatique d’origine humaine) en Chine, en Russie et en Australie. Il déplore aussi la dégradation écologique du Montana, hier l’Etat le plus boisé des Etats-Unis, dont les neiges éternelles fondent.

Il dresse une longue liste des dommages écologiques qui menacent à court terme la biosphère : la crise de l’eau potable, qui concerne un milliard de personnes, tandis que les nappes phréatiques baissent ; la destruction des marais, des mangroves, des récifs de corail, des pépinières naturelles ; la disparition massive des grosses espèces de poissons marins, la dévastation des fonds des océans ; la désertification des sols et le recul des dernières grandes forêts dans les zones tropicales ; le massacre du fait des défoliants de quantité d’espèces utiles comme les insectes pollinisateurs, les bactéries des sols, les vers de terre, les oiseaux :« C’est comme si on retirait au hasard des petits rivets dans l’assemblage d’un avion « , commente-t-il. Enfin, l’incertitude sur l’amplitude du réchauffement terrestre l’inquiète beaucoup : « Nous ne savons rien d’éventuels nouveaux changements climatiques consécutifs à la modification de la circulation océanique comme à la fonte de la couverture glaciaire. »

Il rejoint ici les peurs des glaciologues et des climatologues à la suite de la disparition rapide de la banquise arctique, constatée fin août par la NASA. Elle a été réduite de moitié en trente ans. Tous se demandent quelles vont être les répercussions sur le climat. Beaucoup annoncent déjà un accroissement de chaleur et d’humidité, des variations plus fortes des températures, voire des extrêmes inconnus. Sans pouvoir préciser leur impact. Des chercheurs parlent d’une rapide « modification du système des tempêtes dans l’hémisphère Nord ». D’autres redoutent un « effet domino » incontrôlable : le rôle de miroir solaire des glaces s’atténuant, le rayonnement va s’aggraver, les glaces vont fondre partout, le Groënland sera touché à court terme, ce qui va accélérer la montée des eaux tout en libérant d’énormes quantités de méthane, gaz à effet de serre puissant. Selon Peter Wadhams, un des spécialistes de l’océan polaire, « il ne sera plus possible de faire quoi que ce soit d’ici dix ans ».

Aux Etats-Unis, William Rees, professeur d’écologie à l’université Columbia, a présenté Effondrement comme « un antidote nécessaire » aux écosceptiques. Les climatologues et les chercheurs pour qui nous sommes entrés dans l' »anthropocène » – l’ère où les activités humaines constituent une puissante et dangereuse force géologique et climatique – voient en lui un allié. Quant aux écologistes politiques, ils l’associent au philosophe allemand Hans Jonas, qui, dans Le Principe responsabilité (1979), a mis en garde l’humanité contre »l’irréversibilité » et « l’interdépendance » des atteintes faites à l’environnement.

Les opposants à Diamond ne manquent pas. Des historiens lui reprochent son catastrophisme, d’autres d’accorder trop d’importance aux impacts écologiques, d’autres encore de négliger les causes sociales, politiques, bureaucratiques et religieuses des déclins des sociétés. Beaucoup préfèrent s’en tenir aux analyses faites par l’Anglais Arnold Toynbee dans A Study of History (1934-1961), pour qui »les civilisations meurent de suicide, pas d’assassinat « , du fait de la dégénérescence d’élites profitant de « privilèges héréditaires qu’elles ont cessé de mériter « , devenant incapables de s’adapter aux menaces nouvelles.

INNOVER FACE AUX DANGERS


Face au désastre annoncé, certains opposent les travaux de l’archéologueJoseph Tainter dans The Collapse of Complex Societies (1990), où il affirme que les sociétés élaborées ont su gérer « l’adversité environnementale » grâce à leur« administration centralisée ». Ce dernier ne peut croire à « l’idiotie des élites face au désastre ». Un groupe d’anthropologues américains a publié en 2009 Questioning Collapse, où ils recensent nombre d’erreurs et d’exagérations faites par Diamond dans sa présentation du déclin des Mayas, mais, surtout, où ils défendent la capacité de résilience des sociétés menacées. C’est là un argument récurrent des opposants aux thèses d’Effondrement : l’ouvrage oublie le principe d’espérance, sous-estime le génie humain et sa propension à réagir, à avoir un sursaut, à innover face aux dangers.

Ces critiques sur son pessimisme, Jared Diamond les écarte : « On oublie le sous-titre de mon livre : « Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie ». Nous avons encore le choix… Dans Effondrement, je décris plusieurs sociétés qui ont su déjouer les drames environnementaux, comme les Japonais sauvant leurs forêts à l’époque d’Edo et les Néerlandais avec leurs polders. D’où ma métaphore : « Nous devons penser la planète comme un polder ». »

Quant aux arguments de Tainter sur le sursaut des élites, Jared Diamond aimerait y croire. Mais il reproche à cet historien de ne pas voir « l’aveuglement des chefferies« ,qui mènent une vie protégée, comme la classe riche d’Haïti perchée sur la colline de Piétonville, au-dessus de Port-au-Prince dévasté. Et quand on lui reproche de donner trop d’importance à la géographie et à l’écologie, Diamond a cette formule : « Allez vous promener nu au pôle Nord ou sous un soleil brûlant, ou encore faites-y pousser du blé, et ensuite revenez me parler du faible rôle du climat sur l’Histoire et l’esprit humain. »

Frédéric Joignot

Le douloureux « facteur 32 »

Certains critiques reprochent à Jared Diamond d’exagérer les risques de surpopulation, les dramatisant à l’excès, d’incarner ce mépris occidental pour les habitants des pays du Sud qui entendent consommer comme nous, et de ne pas s’intéresser aux solutions concrètes que ces pays du Sud pourraient inventer. « La population n’est pas le problème, mais ce qu’elle consomme et dégrade, oui, répond Jared Diamond. Si les hommes vivaient dans une chambre froide, nous n’aurions aucun problème de ressource. »

Il fait cette comparaison : « Le Kenya a une population qui croît de plus de 4 % par an. C’est un problème pour les 30 millions d’habitants de ce pays qui souffrent de malnutrition, mais pas un fardeau pour le reste du monde, car les Kenyans consomment peu. Le problème, ce sont les 300 millions d’Américains qui, chacun, consomment autant que 32 Kenyans. Ils font payer l’addition à tout le monde : émissions, réchauffement, déforestation, élevage de masse. »

Jared Diamond parle d’un « facteur 32 » qui fait mal à la planète. « La consommation moyenne par habitant de ressources comme le pétrole et les métaux, ou la production moyenne de déchets, comme le plastique ou les gaz à effet de serre, sont en moyenne 32 fois supérieures dans les pays développés. » Il en tire des conclusions alarmistes. « Les taux de consommation en Chine sont onze fois inférieurs aux taux américains. Mais si demain toute la Chine rattrapait le niveau de vie des Américains, la consommation mondiale de pétrole augmenterait de 106 % et celle des métaux de 94 %. Si l’Inde suivait, elles tripleraient. Tout comme les émissions de gaz à effet de serre et les pollutions de toutes sortes. »

Et si du fait de l’essor de la Chine, de l’Inde et d’autres pays, la consommation mondiale augmentait onze fois, cela équivaudrait, conclut Jared Diamond, à l’équivalent d’une population mondiale de 72 milliards d’habitants. « Les optimistes pensent que nous pourrions vivre à 9,5 milliards sur Terre, mais le pourrions-nous à 72 milliards ? Non, les ressources terrestres n’y suffiraient pas… »

A lire

  • De l’inégalité parmi  les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, de Jared Diamond (Gallimard, 2000, rééd. 2007).
  • Le troisième chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain, de Jared Diamond (Gallimard, 2000).
  • Voyage dans l’anthropocène, cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, de Claude Lorius (Actes-sud, 2011).
  • Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, de Hans Jonas (ed. du cerf, 1990).